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sentis : il a encore une oreille assez bonne. Il me fit comprendre que cette fille, regardant sa fin comme très-prochaine, se refusait à tout ce qui pourrait diminuer de quelques sous l’héritage assez considérable qu’il lui laisse ; mais que, quoiqu’il en eût eu bien des chagrins, il lui pardonnait tout, afin de ne pas cesser d’aimer, à son dernier moment, le seul être qui lui restât à aimer. Un vieillard voit ainsi expirer sa vie ! un père finir avec tant d’amertume dans sa propre maison ! Et nos lois ne peuvent rien !

Il faut qu’un tel abîme de misères touche aux perceptions de l’immortalité. S’il était possible que, dans un âge de raison, j’eusse manqué essentiellement à mon père, je serais malheureux toute la vie, parce qu’il n’est plus, et que ma faute serait aussi irréparable que monstrueuse. On pourrait dire, il est vrai, qu’un mal fait à celui qui ne le sent plus, qui n’existe plus, est actuellement chimérique en quelque sorte et indifférent, comme le sont les choses tout à fait passées. Je ne saurais le nier ; cependant j’en serais inconsolable. La raison de ce sentiment est bien difficile à trouver. S’il n’était autre que le sentiment d’une chute avilissante dont on a perdu l’occasion de se relever avec une noblesse qui puisse consoler intérieurement, on trouverait ce même dédommagement dans la vérité de l’intention. Lorsqu’il ne s’agit que de notre propre estime, le désir d’une chose louable doit nous satisfaire comme son exécution. Celle-ci ne diffère du désir que par les suites, et il n’en peut être aucune pour l’offensé qui ne vit plus. On voit pourtant le sentiment de cette injustice dont les effets ne subsistent plus pour nous accabler encore, nous avilir, nous déchirer, comme si elle devait avoir des résultats éternels. On dirait que l’offensé n’est qu’absent, et que nous devons retrouver les rapports que nous avions avec lui, mais dans un