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drais bien moins ; et, considérant sa durée passagère, je mépriserais pour lui comme pour moi le tourment d’un jour. Mais tous les biens l’environnent, mais toutes ses facultés lui commandent de jouir, mais tout lui dit : Sois heureux ; et l’homme a dit : Le bonheur sera pour la brute ; l’art, la science, la gloire, la grandeur seront pour moi. Sa mortalité, ses douleurs, ses crimes eux-mêmes ne sont que la plus faible moitié de sa misère. Je déplore ses pertes, le calme, le choix, l’union, la possession tranquille. Je déplore cent années que des millions d’êtres sensibles épuisent dans les sollicitudes et la contrainte, au milieu de ce qui ferait la sécurité, la liberté, la joie ; et vivant d’amertume sur une terre voluptueuse, parce qu’ils ont voulu des biens imaginaires et des biens exclusifs.

Cependant tout cela est peu de chose ; je ne le voyais point il y a un demi-siècle, et dans un demi-siècle je ne le verrai pas.

Je me disais : S’il n’appartient pas à ma destinée de ramener à des mœurs primordiales une contrée circonscrite et isolée ; si je dois m’efforcer d’oublier le monde, et me croire assez heureux d’obtenir pour moi des jours tolérables sur cette terre séduite, je ne demande alors qu’un bien, qu’une ombre dans ce songe dont je ne veux plus m’éveiller. Il reste sur la terre, telle qu’elle est, une illusion qui peut encore m’abuser : elle est la seule ; j’aurais la sagesse d’en être trompé ; le reste n’en vaut pas l’effort. Voilà ce que je me disais alors ; mais le hasard seul pouvait m’en permettre l’inestimable erreur. Le hasard est lent et incertain ; la vie rapide, irrévocable : son printemps passe ; et ce besoin trompé, en achevant de perdre ma vie, doit enfin aliéner mon cœur et altérer ma nature. Quelquefois déjà je sens que je m’aigris, je m’indigne, mes affections se resserrent ; l’impatience rendra ma volonté farouche, et une sorte de mépris me porte à