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C’est la leçon du sort : elle forme les hommes bons[1], elle étend les idées, et mûrit les cœurs avant que la vieillesse les ait affaiblis ; elle fait l’homme assez tôt pour qu’il soit entièrement homme. Si elle ôte la joie et les plaisirs, elle inspire le sentiment de l’ordre et le goût des biens domestiques ; elle donne le plus grand bonheur que nous devions attendre, celui de n’en attendre d’autre que de végéter utiles et paisibles. On est bien moins malheureux quand on ne veut plus que vivre : on est plus près d’être utile, lorsque étant encore dans la force de l’âge, on ne cherche plus rien pour soi. Je ne vois que le malheur qui puisse, avant la vieillesse, mûrir ainsi les hommes ordinaires.

La vraie bonté exige des conceptions étendues, une âme grande et des passions réprimées. Si la bonté est le premier mérite de l’homme, si les perfections morales sont essentielles au bonheur, c’est parmi ceux qui ont beaucoup souffert dans les premières années de la vie du cœur, que l’on trouvera les hommes les mieux organisés pour eux-mêmes et pour l’intérêt de tous, les hommes les plus justes, les plus sensés, les moins éloignés du bonheur, et le plus invariablement attachés à la vertu.

Qu’importe à l’ordre social qu’un vieillard ait renoncé aux objets des passions, et qu’un homme faible n’ait pas le projet de nuire ? De bonnes gens ne sont pas des hommes bons ; ceux qui ne font le bien que par faiblesse pourront faire beaucoup de mal dans des circonstances différentes. Susceptible de défiance, d’animosité, de superstition, et surtout d’entêtement, l’instrument aveugle de plusieurs choses louables où le porterait son penchant, sera le vil jouet d’une idée folle qui dérangera sa tête,

  1. Il y a des hommes qu’elle aigrit : ceux qui ne sont point méchants, et non pas ceux qui sont bons.