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PREMIER FRAGMENT.
Cinquième année.

Si le bonheur suivait la proportion de nos privations ou de nos biens, il y aurait trop d’inégalité entre les hommes. Si le bonheur dépendait uniquement du caractère, cette inégalité serait trop grande encore. S’il dépendait absolument de la combinaison du caractère et des circonstances, les hommes que favorisent de concert et leur prudence et leur destinée auraient trop d’avantages. Il y aurait des hommes très-heureux, et des hommes excessivement malheureux. Mais ce ne sont pas les circonstances seules qui font notre sort ; ce n’est pas même le seul concours des circonstances actuelles avec la trace, ou avec l’habitude laissée par les circonstances passées, ou avec les dispositions particulières de notre caractère. La combinaison de ces causes a des effets très-étendus ; mais elle ne fait pas seule notre humeur difficile et chagrine, notre mécontentement, notre dégoût des choses et des hommes, et de toute la vie humaine. Nous avons en nous-mêmes ce principe général de refroidissement et d’aversion ou d’indifférence ; nous l’avons tous, indépendamment de ce que nos inclinations individuelles et nos habitudes peuvent faire pour y ajouter ou pour en affaiblir les suites. Une certaine modification de nos humeurs, une certaine situation de tout notre être, doivent produire en nous cette affection morale. C’est une nécessité que nous ayons de la douleur comme de la joie : nous avons besoin de nous fâcher contre les choses, comme nous avons besoin d’en jouir.

L’homme ne saurait désirer et posséder sans interruption, comme il ne peut toujours souffrir. La continuité d’un ordre de sensations heureuses ou de sensations mal-