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mais le plaisir lui-même est nécessairement resté monotone et limité dans l’impression que nous en recevons, qui seule constitue son essence ; car pour que cette impression soit douce, il faut qu’elle soit ou préparée par un besoin réel, ou embellie par les illusions de la nouveauté. Ces derniers moyens sont bientôt épuisés sans retour ; et le plaisir restreint alors aux besoins primitifs, borné et instantané comme eux[1], ne sauroit, malgré la séduction extérieure de sa durée, remplir jamais les longues heures de la vie.

Ainsi celui qui s’abandonne au plaisir, se livre au dégoût d’une vie inutile et ennuyée ; ainsi cette classe que l’on envie, à qui tout

  1. Car il ne s’agit point ici de la situation la plus convenable qui, relative à tous les instans de la vie, donneroit la véritable félicité ; mais de ce que l’on nomme habituellement plaisir, de ces jouissances vives, et dès-lors rapides et rares, que l’on substitue à la félicité, qui ne la peuvent remplacer, et qui même, si on les préfère inconsidérément, la détruisent pour jamais. Il y a pour toutes choses une mesure qui ne peut être passée. Si vous pressez sur un point les jouissances disposées pour l’étendue de la vie, vous livrez ses autres parties au vide ou à la douleur ; et des voluptés immodérées seront compensées par les regrets, l’ennui, la satiété.