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jouissance consume elle-même sa mobile illusion. Pour la conserver toute entière, produis des plaisirs dont l’épreuve ne se fasse pas sur toi-même : ainsi le bonheur que nous donnons devient notre volupté la plus pure ; et l’art de jouir est souvent celui de céder le plaisir[1]. Partage aussi tes douleurs, la bienveillance les allège et les rend tolérables. Souffrant, confie tes peines si tu ne veux le désespoir ; jouissant, communique tes joies si tu veux en connoître d’indicibles. Dans l’enthousiasme de la volupté comme sous le poids du malheur, toujours entraîné foible et dépendant, ô homme appuie-toi sur ton frère. La nature vous unit dans la conformité[2] de vos sensa-

  1. Les véritables vertus sont celles qui accordent notre bonheur avec celui des autres. Être bon c’est être utile, être méchant c’est être nuisible. Mais par quelle inconséquence veut-on que, pour chercher le bien des autres, nous fassions notre propre mal ? quel homme aura de telles vertus si jamais il raisonne ses devoirs et ses besoins ? et quel ordre moral que celui où l’on ne sauroit être qu’un méchant, ou une dupe, ou un fou ?
  2. Dans ce rapport général les différences individuelles sont même beaucoup moins grandes que l’on ne pense. Parmi nous cette différence est due presqu’entière à la prodigieuse diversité d’opinions et de circonstances.