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donne à qui veut être homme de bien plus d’entraves que les passions mêmes ; et il faut plus d’art pour deviner les devoirs que de vertus pour les suivre. L’incertitude amène les sophismes, et la raison impartiale s’égare souvent elle-même. Si l’homme passionné s’en impose aisément, le méchant a des ressources prêtes pour se justifier, et le magistrat vendu des prétextes pour être inique. La vertu devient funeste, son prix est pour le crime. La droiture est un abus, et l’humanité un ridicule. Le juste, s’il n’est impassible, est bientôt rebuté. L’imprudent a fait les premiers pas qu’il suivra, parce qu’il n’a plus rien à perdre. Mille dehors spécieux colorent les vues ambitieuses et les trames perfides. D’innombrables dupes grossissent les partis formés par quelques fripons dehontés. L’homme abusé fait le mal ; l’homme désabusé le fait autant. Tout est doute et confusion. Le mal est dans le bien même, et les vertus qui subsistent encore sont un fléau de plus.

Mais dans cette déviation il y a bien plus d’erreurs que de perversité[1]. C’est par les

  1. Ce seroit quelquefois donner une idée fausse que d’employer des expressions rigoureusement vraies ; car on n’exprime pas sa pensée pour soi-même, ni