Page:Senancour - Rêveries sur la nature primitive de l’homme, 1802.djvu/143

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
( 133 )

l’un d’entre vous. Il va naître, il n’étoit point, pourquoi sera-t-il donc ? Un caprice, le hasard, un attentat vont le produire ; vingt préjugés le refusent à sa mère pauvre ou pusillanime. Vingt lois défendent qu’il naisse, et cet enfant adultérin, vil et proscrit, sera le législateur, et peut-être le dieu du monde. Il ne se sent pas encore vivre et déjà tous les besoins l’environnent ; toutes les conventions sociales existent pour lui, il ne les connoît pas. Il est la cause et l’objet des affections, des vengeances, des projets ; tout est déterminé de lui ou pour lui : il ne pense, ni ne veut, ni n’agit ; et il vit déjà dans la pensée, les volontés ou la disposition d’autrui. Les hasards de ses premières années déterminent, pour sa vie entière, ses opinions, ses affections, ses fureurs ou ses vertus. Quel est le moment de son existence réelle, où voyez-vous le but de son être ? Enfant, il traîne sa nullité dans les contraintes ; jeune, il s’élance inconsidérément dans la vie, il prodigue et dévore ses années. Il cherche, essaye et rejette ; il desire, possède et s’ennuie. Tous ses désirs finissent par l’indifférence, ses opinions par le doute et ses passions même par le dégoût. Jeune, il pressent le bonheur ; plus âgé, il s’irrite de ne le pas