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blables, comme une image visuelle et une image auditive, s’évoquent parce que l’une et l’autre produisent en nous même réaction subjective ; parce qu’elles ont, dirions-nous, le même tonus affectif.

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Valeur artistique des synesthésies.— Cependant que la science, à tâtons, se risquait en l’étude de ces correspondances subtiles, toute une école en pressentit la fécondité, fit de leur emploi une bonne part de sa matière esthétique et son procédé de choix. Les Naturalistes ayant clamé bien haut leurs droits d’Observateurs, les Symbolistes affirmèrent avec une même énergie la valeur artistique, la force expressive des corrélations sensorielles. Le fameux sonnet de Rimbaud, les Voyelles, fut un peu le décalogue de la nouvelle croyance :

A noir, e blanc, i rouge, u vert, o bleu, voyelles.
Je dirai quelque jour vos naissances latentes…

Et René Ghil en un zèle imprudent se fit le commentateur candide de cette liturgie d’art, de ce Néo-testament.

Or, une fois de plus, l’ironie s’en était mêlée.

Le sonnet de Rimbaud, homme paradoxal, d’ailleurs, s’il en fut[1], était purement apocryphe d’intention et de sens, et ce, de l’aveu de l’auteur lui-même : « À moi, » débute-t-il dans sa « Saison en Enfer » — « à moi l’histoire d’une de mes folies… J’inventai la couleur des voyelles… Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inven-

  1. Rimbaud avait, à 18 ans, publié le Bateau Ivre. À 20 ans, les Illuminations. V. Hugo avait dit « c’est Shakespeare enfant ».

    Puis brusquement, le poète en lui disparut devant l’explorateur. À travers l’Éthiopie, un écho lui parvint du bruit de ses œuvres : il n’en prit cure, et, consciemment, abdiqua toute royauté littéraire.