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mais il n’en a pas fait un usage continu… Il ne vint que rarement et en simple observateur aux séances de l’hôtel Pimodan, où notre cercle se réunissait pour prendre le « Dawamesk », séances que nous avons décrites autrefois dans la Revue des Deux-Mondes, sous ce titre « le Club des Haschischins » en y mêlant le récit de nos propres hallucinations ». Le déterminisme rigoureux des visions du Haschisch ne pouvait, en effet, sourire à cet amoureux de la volonté libre, de la volonté seule maîtresse, pour lui, de l’inspiration. M. Catulle Mendès fut plus indulgent ; il a conservé de ses expériences d’antan d’ingénieux souvenirs, comme celui qu’il a bien voulu lui-même nous détailler et qui indique très nettement le désir d’analyse poursuivant l’artiste : alors que, de concert avec Villiers de l’Isle-Adam, il s’essayait aux « Paradis artificiels », une vision obsédante, identique à elle-même, le hantait tous les soirs : dans une forêt dense et pourtant lumineuse, des arbres sans feuillage dressaient d’un seul jet leurs troncs cylindriques luisant comme de l’or, le long desquels montaient et descendaient, alternativement, de grands singes couleur d’émeraude. La vision disparue, le poète chercha longtemps quel pouvait en être le point de départ, cet élément de réalité nécessaire à toutes les pseudo créations du haschisch. Il finit par le trouver, sous l’aspect le plus mesquin d’un vulgaire chandelier de cuivre (la forêt aux troncs d’or), le long duquel sa chandelle, en bavant, laissait des traînées de vert-de-gris (les singes d’émeraude).

Pour l’opium, Baudelaire avait un guide plutôt que de personnels souvenirs : Thomas de Quincey, helléniste distingué, écrivain supérieur, homme d’une respectabilité complète[1], qui osa jeter à la face pudibonde de l’Angleterre l’aveu de sa passion pour la « Noire idole », « décrire cette passion, en représenter les phases, les intermittences, les rechutes, les combats, les enthousiasmes, les abattements, les extases et les fantasmagories suivies d’inexprimables angoisses »[2].

  1. Th. Gautier, préface des Fleurs du mal.
  2. Thomas de Quincey, Confessions of English eater. Mangeur et non pas