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mins divergent. C’est que cette recherche du vrai, but et seul but de la science, n’est, pour les littérateurs, qu’un moyen artistique.

Le clinicien de métier accumulera donc, en son « observation », la quantité maxima de symptômes, de faits recueillis. Aucun ne lui semblera superflu, car — de valeur inégale, pourtant — tous peuvent, à un moment donné, concourir au diagnostic. Il sera lourd au besoin, mais il sera complet, et la qualité seconde de son observation est la totalité.

L’artiste au contraire qui estime chacun des faits constatés non point en fonction d’un diagnostic inutile[1], mais pour sa beauté plastique, sa force expressive et l’intensité d’émotion qu’il peut en retirer, sera moins accueillant. Il fera un choix dans cet amas de documents. Ce « temps » spécial à l’observation artistique et capital, est, malgré les apparences, constant. L’art, en effet, est avant tout sélection. Cette sélection peut porter sur différentes catégories d’éléments.

Ainsi se constituent les différentes écoles. Cette sélection fut, par principe, réduite à peu de chose chez les naturalistes français ; à moins encore chez les écrivains allemands et russes[2].

L’art est enfin élaboration. À cette ultime période, l’observation artistique — quel que soit son degré de vérité scientifique — s’est délibérément écartée de l’observation clinique. Nous ne la suivrons pas sur ce terrain de pure esthétique, mais nous devions signaler ce dernier stade comme indispensable et requis :

« Au théâtre, dans le roman, nous dit très finement le Dr Ca-

  1. Qui parfois même lui reste insoupçonné, comme nous le verrons au chapitre suivant (observation ignorante).
  2. En particulier chez Tolstoï. « Cet analyste minutieux, dit le vicomte de Vogüe (Le roman russe, 1888, p. 93), ignore ou dédaigne la première opération de l’analyse, si naturelle au génie français ; nous voulons que le romancier choisisse, qu’il sépare un personnage, un fait, du chaos des êtres et des choses, afin d’étudier isolément l’objet de son choix. Le Russe, dominé par le sentiment de la dépendance universelle, ne se décide pas à trancher les mille liens qui rattachent un homme, une action, une pensée au train total du monde ».