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ni personne au monde !… Moi qui te parle, je ne suis pas même sûr de le savoir.

MARIANNE.

C’est donc quelque chose de bien terrible ?

GUIDO.

Si terrible… que, vois-tu, Marianne, je serais amoureux de toi, si c’était possible, je mets tout au pis, que ça ne serait rien auprès !…

MARIANNE.

Qu’est-ce que ça signifie ?

GUIDO.

Brisons là… Marianne, de deux choses l’une : ou tu me comprends, et alors nous nous entendons ; ou bien, tu ne me comprends pas, et alors nous sommes d’accord, parce que je ne me comprends pas moi-même.

MARIANNE.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Vous qui êtes un si bon jeune homme, faut-il vous voir perdre ainsi l’esprit !

GUIDO, froidement.

Je n’ai rien perdu, Marianne… mais laisse-moi seul… laisse-moi nourrir mes rêveries et ma mélancolie.

(Il s’assied à gauche.)

MARIANNE.

Oui, monsieur…, nourrissez-vous.

(Elle va prendra un panier dans le fond.)

GUIDO.

À propos de ça, qu’est-ce que tu as pour déjeuner ?

MARIANNE, revenant à la gauche de Guido.

Hélas ! je n’ai rien.

GUIDO.

Pour nous deux.

MARIANNE.

Oui, monsieur.

GUIDO.

Ça suffit, je n’en demande pas davantage… (Avec sentiment.) Tâche seulement que la meilleure part soit pour Minette.

MARIANNE.

Comment ! monsieur…

GUIDO.

Moi, j’ai des idées de philosophie qui me soutiennent… mais elle… pauvre petite !… Occupe-toi de sa pâtée… c’est l’essentiel.

MARIANNE.

Oui, monsieur… (À part.) Oh ! je n’y tiens plus… je vais retrouver la cuisinière du gouverneur, et vendre cette pauvre chatte.

(Elle sort par la porte à gauche de l’acteur.)


Scène III.

GUIDO, seul.

Elle est sortie !… elle me laisse enfin… et maintenant que je suis seul… dirai-je la cause de mes tourments ? (S’avançant au bord du théâtre comme pour parler, et s’arrêtant.) Non… je ne la dirai pas, et l’objet même de cette passion folle, désordonnée, absurde… l’ignorera toujours !… (S’approchant du lit de repos qui est au fond.) Elle est là… qu’elle est gracieuse et gentille ! Sa petite tête posée sur sa petite patte !… Pauvre petite Minon !… petit l’amour !… (Douloureusement.) Elle ne me répond pas… est-ce qu’elle est morte ? Minette, oh ! dieux !… Minette… non… non… (Passant la main sur sa tête et sur sa bouche.) Elle a fait comme ça… puis comme ça !… On vient. (Fermant les deux rideaux.) Dieux !… Si l’on m’avait vu… il n’en faudrait pas davantage pour compromettre… (Apercevant Dig-Dig.) Un étranger ! quelle drôle de figure, et quel diable de costume !


Scène IV.

GUIDO, DIG-DIG, en Indien.
DIG-DIG, saluant à l’orientale.

N’est-ce point au jeune Guido que j’ai l’honneur de parler ?

GUIDO.

À lui-même !… je suis ce jeune Guido.

DIG-DIG, à part.

Il m’a l’air aussi naïf qu’autrefois, et je crois que je pourrai…

GUIDO.

Mais on n’entre pas ainsi chez les gens, quand on ne les connaît pas.

DIG-DIG, d’un ton mielleux.

La connaissance sera bientôt faite, ô mon fils… et vous ne vous repentirez point de ma visite !… Mon costume vous indique assez que je ne suis point Européen… Je suis Indien… Votre père a fait autrefois des affaires avec des négociants de la Compagnie des Indes, mes compatriotes, et…

GUIDO, à part.

Je vois ce que c’est… quelques lettres de change arriérées… (Haut.) Monsieur, j’ai renoncé au commerce des hommes, et surtout aux hommes de commerce, et si c’est de l’argent à donner…

DIG-DIG, lui présentant une bourse.

Au contraire… c’est une centaine de florins à recevoir… d’un Indien comme moi… débiteur de votre père !

GUIDO.

Qu’est-ce que vous me faites l’honneur de me dire ?…

DIG-DIG.

Cela vous déride, ô mon fils !… Le monde entier en est là.

(Faisant sonner la bourse.)