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le monde comme volonté et comme représentation

la nutrition. C’est ce qui explique que le sommeil n’est pas un état purement négatif, une simple suspension de l’activité cérébrale, mais qu’il présente également un caractère positif. Caractère qui se révèle déjà par ce fait qu’entre le sommeil et la veille il n’y a pas seulement une différence de degré, mais une limite nettement tracée, qui s’accuse dès le début du sommeil par des rêves entièrement étrangers à nos pensées immédiatement antécédentes. Autre preuve de ce caractère positif : quand nous avons des rêves inquiétants, nous nous efforçons vainement de crier, de repousser des attaques, de secouer le sommeil ; il semble qu’il n’y ait plus de lien entre le cerveau et les nerfs moteurs, ou entre le grand cerveau et le cervelet (ce dernier étant le régulateur des mouvements) ; car le cerveau demeure dans son isolement et le sommeil nous tient comme avec des serres d’airain. Enfin ce qui prouve encore ce caractère positif du sommeil, c’est qu’il faut une certaine force pour arriver à dormir : une fatigue trop grande ou une faiblesse naturelle nous empêchent de saisir le sommeil, capere somnum. Dépense de force qui s’explique par ce fait que le processus nutritif a besoin de commencer pour que le sommeil se produise : il faut que le cerveau prenne en quelque sorte un commencement de nourriture. Ce processus nutritif explique également l’affluence croissante du sang au cerveau, pendant le sommeil, ainsi que la pose, instinctivement adoptée, qui consiste à se croiser les bras au-dessus de la tête : car cette pose favorise le processus en question. C’est pourquoi aussi les enfants ont un si grand besoin de sommeil tant que dure la croissance du cerveau ; dans la vieillesse, au contraire, le sommeil est parcimonieusement mesuré, parce que le cerveau, ainsi que les autres parties de l’organisme, subit une certaine atrophie. Par là enfin nous comprendrons pourquoi des excès de sommeil provoquent une lassitude sourde de la conscience ; c’est la suite d’une hypertrophie du cerveau, laquelle peut devenir chronique, si les excès de sommeil sont habituels, et engendrer l’idiotie : ἀνίη ϰαὶ πολὺς ὕπνος (noxœ est etiam multus somnus, Odys. 15,394). — Le besoin de sommeil est donc en raison directe de l’intensité de la vie cérébrale et conséquemment de la clarté de la conscience. Les animaux, dont la vie cérébrale est faible et sourde, dorment peu et d’un sommeil léger, ainsi les reptiles et les poissons ; et à ce propos je rappelle que le sommeil d’hiver n’est que de nom un sommeil : ce n’est pas l’inaction seulement du cerveau, mais de tout le reste de l’organisme, c’est en quelque sorte une mort apparente. Les animaux d’une intelligence importante dorment longtemps et profondément. L’homme lui aussi a besoin d’une dose de sommeil d’autant plus forte, que son cerveau est plus développé en quantité et en qualité et que l’activité en est plus intense