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du primat de la volonté dans notre conscience

tère des relations extérieures, de même que le système ganglionnaire est le ministère de l’intérieur. Le cerveau, avec sa fonction du connaître, n’est au fond qu’une vedette établie par la volonté, pour servir celles de ses fins qui sont situées au dehors ; postée au sommet de la tête, comme dans un observatoire, elle regarde par la fenêtre des sens, attentive à voir si quelque danger menace ou si quelque profit est à portée, puis elle fait son rapport, d’après lequel la volonté se décide. Et pendant cette occupation la vedette, comme tous ceux qui sont employés à un service actif, est dans un état continuel de tension et d’effort ; aussi la garde une fois montée, se voit-elle relevée avec plaisir, telle la sentinelle, quand elle quitte le poste. Or elle est relevée par le sommeil, et voilà pourquoi ce dernier est si doux et si agréable, voilà pourquoi nous nous y prêtons si volontiers ; au contraire, rien ne nous contrarie comme lorsqu’on nous secoue pour nous réveiller, car alors la vedette est subitement rappelée à son poste. Après la systole bienfaisante, c’est la diastole pénible qui se reproduit, c’est l’intellect qui se sépare à nouveau de la volonté. Une âme proprement dite, qui serait primitivement et par essence un sujet connaissant, devrait au contraire se réjouir du réveil, comme le poisson quand on le remet dans l’eau. Dans le sommeil, où se continue uniquement la vie végétative, c’est la volonté seule qui agit suivant sa nature primitive et essentielle, sans perturbation venant du dehors, sans rien perdre de sa force par l’activité du cerveau et la tension pénible de la connaissance ; cette dernière fonction organique est sans doute la plus difficile de toutes, mais elle n’est pour l’organisme qu’un moyen, non une fin : aussi dans le sommeil tout l’effort de la volonté tend-il à la conservation, et le cas échéant, à l’amélioration de l’organisme. C’est pourquoi toutes les guérisons, toutes les crises bienfaisantes se produisent pendant le sommeil, car alors seulement la vis naturæ medicatrix a libre jeu, étant débarrassée du poids de la fonction du connaître. L’embryon, auquel il reste à former tout le corps, dort perpétuellement pour cette raison, et le nouveau-né dort pendant la majeure partie du temps. Aussi Burdach (Physiologie, t. III, p. 484) a-t-il raison de considérer le sommeil comme notre état primitif.

Par rapport au cerveau même, je m’explique plus nettement la nécessité du sommeil, grâce à une hypothèse qui me semble avoir été formulée pour la première fois dans le livre de Neumann, Des maladies de l’homme (1834, t. IV, § 216). Ce savant prétend que la nutrition du cerveau, c’est-à-dire le renouvellement de sa substance par le sang, ne peut pas s’accomplir dans l’état de veille ; car dans ce cas la fonction organique supérieure du connaître et du penser serait troublée ou supprimée par la fonction basse et matérielle de