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du primat de la volonté dans notre conscience

atteint. — Au contraire, tout ce qui relève de la connaissance est exposé à l’oubli : au bout de quelques années nous ne nous rappelons plus exactement celles même de nos actions qui ont une importance morale, nous ne savons plus au juste et par le détail comment nous avons agi dans un cas critique. Mais le caractère, dont les actes ne sont que l’expression et le témoignage, ne peut pas être oublié par nous : il est aujourd’hui encore le même qu’autrefois. La volonté, en soi et pour soi, demeure ; elle seule est immobile et indestructible, exempte des atteintes de l’âge ; elle n’est pas physique, mais d’ordre métaphysique, elle n’appartient pas au monde phénoménal, elle est ce qui apparaît dans le phénomène. J’ai montré plus haut, ch. xv, comment l’identité de la conscience dans toute son étendue repose elle aussi sur la volonté ; il est donc inutile que je m’arrête ici plus longtemps sur ce sujet.

XI. — Dans son livre sur la comparaison des choses désirables, Aristote dit entre autres : « Bien vivre vaut mieux que vivre » (βέλτιον τοῦ ζῇν τὸ εὐ ζῇν, Top., III, 2). D’où l’on pourrait conclure, au moyen d’une double contraposition : Ne pas vivre vaut mieux que mal vivre. Vérité qui se révèle même à l’intellect, et pourtant la grande majorité préfère très mal vivre que de ne pas vivre du tout. Cet attachement à la vie ne peut pas avoir son fondement dans l’objet poursuivi par les hommes car, ainsi que nous l’avons montré au quatrième livre, la vie est une souffrance perpétuelle, ou du moins, comme nous l’exposons plus loin au ch. xxviii, elle n’est qu’une entreprise commerciale qui ne couvre pas ses frais ; cet attachement ne peut donc avoir sa raison que dans le sujet qui l’éprouve. Mais ce n’est pas dans l’intellect que se trouve la raison de cet attachement, il n’est ni un résultat de la réflexion, ni même la conséquence d’un choix ; ce vouloir-vivre est quelque chose qui se comprend de soi, c’est un prius de l’intellect lui-même. C’est nous-mêmes qui sommes la volonté de vivre : voilà pourquoi nous éprouvons le besoin de vivre, que ce soit bien ou mal. Cet attachement à une vie qui n’en vaut vraiment pas la peine est donc tout à fait a priori et non a posteriori ; et c’est ce qui explique cette crainte extrême de la mort commune à tous les hommes, et que La Rochefoucauld a avouée dans sa dernière maxime avec une naïveté et une franchise rare, crainte sur laquelle repose également en dernier ressort l’effet produit par les tragédies et les actions héroïques ; car cet effet disparaîtrait, si nous n’estimions la vie que d’après sa valeur objective. C’est sur cette inexprimable horreur de la mort que se fonde la phrase favorite du vulgaire : « Il faut être fou pour s’ôter la vie », et c’est cette même horreur qui fait que le suicide provoque, même chez des esprits pensants, un étonnement mêlé d’admiration, car cet acte est si contraire à la nature de tout