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présent paraît être un petit nuage sombre que le vent pousse au-dessus de la plaine ensoleillée : devant lui et derrière lui tout est clair ; seul il ne cesse lui-même de projeter une ombre. Aussi est-il toujours insuffisant, tandis que l’avenir est incertain, et le passé irrévocable. Avec ses contrariétés petites, médiocres et grandes de chaque heure, de chaque jour, de chaque semaine et de chaque année, avec ses espérances déçues et ses accidents qui déjouent tous les calculs, la vie porte l’empreinte si nette d’un caractère propre à nous inspirer le dégoût, que l’on a peine à concevoir comment on a pu le méconnaître, et se laisser persuader que la vie existe pour être goûtée par nous avec reconnaissance et que l’homme est ici-bas pour vivre heureux. Cette illusion et cette désillusion persistantes, comme aussi la nature générale de la vie, ne semblent-elles pas bien plutôt créées et calculées en vue d’éveiller la conviction que rien n’est digne de nos aspirations, de nos menées, de nos efforts que tous les biens sont chose vaine, que le monde est de toutes parts insolvable, que la vie enfin est une affaire qui ne couvre pas ses frais, — et tout cela pour que notre volonté s’en détourne ?

La première manière dont cette vanité de tous les objets du vouloir se fait connaître et saisir par l’intellect inhérent à l’individu, c’est le temps. Le temps est la forme qui donne à ce néant des choses l’apparence d’une durée éphémère, qui réduit à rien entre nos mains toutes nos jouissances et toutes nos joies, pendant que nous nous demandons avec surprise où elles s’en sont allées. Ce néant même est par suite le seul élément objectif du temps, c’est-à-dire ce qui lui répond dans l’essence intime des choses, et ainsi la substance dont il est l’expression. Aussi le temps est-il justement la forme nécessaire et a priori de toutes nos intuitions en lui tout doit se manifester, même notre personne. Il s’ensuit que notre vie ressemble tout d’abord a un paiement fait sou par sou en simple monnaie de billon et dont il faut cependant donner quittance : la monnaie, ce sont les jours la quittance, c’est la mort. Car le temps finit par proclamer la sentence de la nature sur la valeur de tous les êtres apparus en elle, en les anéantissant :

Und das mit Recht : dann Alles was entsteht,
Ist werth, dasz es zu Gründe geht.
Drum besser war’sz, dasz nichts entstünde[1].

Ainsi donc la vieillesse et la mort, ces deux termes auxquels toute vie court nécessairement, sont l’arrêt de condamnation du vouloir--

  1. « Et il n’a pas tort : car tout être qui nait est digne de disparaître. Aussi vaudrait-il mieux pour lui de ne pas naître. »