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apporté par l’homme à la satisfaction de l’instinct sexuel, repose sur l’intérêt des plus sérieux que l’homme prend à la constitution spéciale et individuelle de la génération future. Or cet intérêt si digne de remarque confirme deux vérités exposées dans les chapitres précédents :

I. — L’indestructibilité de l’essence propre de l’homme qui continue à exister dans cette génération future. Car cet intérêt si vif et si ardent, sorti, sans réflexion et sans dessein prémédité, de l’instinct et de l’impulsion la plus intime de notre être, ne pourrait pas exister si indélébile, et exercer une grande influence sur l’homme, si l’homme était une créature absolument éphémère et s’il devait être suivi, dans le seul ordre des temps, par une race réellement et radicalement différente de lui-même.

II. — La seconde vérité est que l’essence propre de l’homme réside plus dans l’espèce que dans l’individu. Car cet intérêt attaché à la constitution spéciale de l’espèce, qui est la base de toute intrigue amoureuse, depuis la plus fugitive jusque la passion la plus grave, est, à vrai dire, pour chacun l’affaire la plus importante, celle dont la réussite ou l’échec émeut le plus notre sensibilité ; de là le nom préféré d’affaire de cœur : quand cet intérêt s’est exprimé avec résolution et avec force, on lui subordonne, on lui sacrifie celui qui ne concerne que la personne. C’est un témoignage donné par l’homme que l’espèce le touche de plus près que l’individu, et qu’il est plus immédiatement dans la première que dans le second. — Pourquoi donc alors l’amant est-il suspendu, plein de résignation, aux regards de celle qu’il a choisie, et est-il prêt à tout lui sacrifier ? — Parce que c’est la partie immortelle de son être qui désire posséder cette femme ; tous ses autres appétits procèdent toujours et seulement de la partie mortelle. — Cette convoitise si vive, ou même ardente, dirigée sur une femme déterminée, est un gage immédiat de l’indestructibilité de l’essence de notre être et de sa persistance dans l’espèce. Tenir maintenant cette persistance pour chose futile et insuffisante, c’est une erreur sortie de ce fait que sous la continuité de l’espèce on ne s’imagine rien de plus que l’existence future d’êtres semblables, mais non pas identiques à nous sous le moindre rapport, et cela même, parce que, partant de la connaissance dirigée vers le dehors, on ne considère que la forme extérieure de l’espèce, telle que nous la saisissons par l’intuition, et non son essence intime. Or cette essence intime est justement ce qui fait la base et comme la substance de notre propre conscience ; c’est par là un élément plus immédiat pour nous que cette conscience même, et, libre du principe d’individuation en tant que chose en soi, c’est proprement l’élément un et identique dans tous les individus, qu’ils soient placés sur le même plan ou l’un à la suite de l’autre. Cet