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parents, etc., les deux amants sont l’un à l’autre, de par la Nature qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions humaines. » Et si quelqu’un s’en indignait, je n’aurais qu’à lui rappeler l’éclatante indulgence avec laquelle le Sauveur, dans l’Évangile, traite la femme adultère, en supposant tous les spectateurs coupables de la même faute. — À ce point de vue, la plus grande partie du Décaméron semble comme une ironie insultante du génie de l’espèce foulant aux pieds les droits et les intérêts des individus. — Le génie de l’espèce écarte avec la même facilité les différences de condition et toutes les circonstances analogues, quand elles s’opposent à l’union de deux amants passionnés ; il n’en tient nul compte, et, poursuivant ses vues sur d’innombrables générations, il emporte d’un souffle, comme un fétu de paille, toutes ces institutions humaines. S’agit-il de satisfaire une passion très vive, ce même motif si profond fait braver résolument tout péril, et l’homme le plus pusillanime devient courageux. — Aussi c’est avec joie et avec intérêt que nous voyons, au théâtre et dans les romans, les jeunes gens défendre leur amour, c’est-à-dire la cause de l’espèce, et triompher de leurs vieux parents qui ne songent qu’au bien des individus. Cette attraction réciproque de deux amants parait bien plus puissante, plus élevée et par suite plus juste que tout ce qui peut la contrarier, de même que l’espèce est plus digne de considération que l’individu. Voilà pourquoi le thème principal de presque toutes les comédies est cette intervention du génie de l’espèce avec ses vues contraires aux intérêts individuels des personnages en scène et grosses de menaces pour leur bonheur. Il réussit d’ordinaire dans ses plans, et ce dénouement, conforme à la justice poétique, satisfait le spectateur, qui sent bien que les fins de l’espèce doivent passer avant celles des individus. Aussi, la pièce finie, quitte-t-il avec confiance les amants victorieux, plein avec eux de cette illusion qu’ils ont fondé leur propre bonheur, quand ils n’ont fait que le sacrifier au bien de l’espèce contre la volonté de parents prévoyants. Quelques comédies, peu nombreuses, échappent à cette règle : l’auteur y a cherché à renverser les choses et à établir le bonheur des individus aux dépens des desseins de l’espèce mais alors le spectateur ressent la douleur qu’éprouve le génie de l’espèce et n’est nullement consolé par les avantages ainsi assurés aux individus. Je trouve des exemples de ce genre de comédie dans deux petites pièces très connues : la Reine de seize ans et le Mariage de raison. Dans les tragédies dont le fond est une intrigue d’amour, d’ordinaire les intentions de l’espèce sont déçues, et les amants, qui en étaient les instruments, périssent tous deux, par exemple dans Roméo et Juliette, Tancrède, Don Carlos, la Fiancée de Messine, etc.