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d’une proie qu’il ne dévorera pas lui-même, mais qui, déposée auprès des œufs, doit servir de pâture aux larves futures ; que l’abeille, la guêpe, la fourmi enfin édifient leurs demeures et font preuve d’une si savante économie. Tous ces animaux sont à coup sûr guidés par une illusion qui semble proposer à ce travail en vue de l’espèce un but égoïste. Voilà vraisemblablement la seule voie possible pour arriver à saisir ce processus interne ou subjectif, qui fait le fond de toutes les manifestations de l’instinct. Mais extérieurement ou objectivement, cet instinct, chez les animaux qu’il domine en maître, chez les insectes surtout, se manifeste à nous par une prédominance du système ganglionnaire, c’est-à-dire du système nerveux qui est subjectif, sur le système cérébral, qui est objectif ; d’où l’on peut conclure qu’ils sont poussés à agir moins par une conception exacte des choses en soi que par des représentations subjectives, sources du désir, dues elles-mêmes à l’influence du système ganglionnaire sur le cerveau, c’est-à-dire enfin par une certaine illusion ; voilà le processus physiologique de tout instinct. — Pour plus de clarté, je mentionne encore, bien que moins probant, un autre exemple d’instinct dans l’homme : c’est l’appétit capricieux des femmes grosses ; on en peut conclure, semble-t-il, que la nourriture de l’embryon demande parfois une modification extraordinaire ou déterminée du sang qui arrive à lui ; aussi l’aliment qui doit provoquer ce résultat se présente-t-il aussitôt à la femme enceinte comme un objet d’ardente convoitise ; là encore, c’est donc une illusion qui se produit. La femme a, par conséquent, un instinct de plus que l’homme : aussi le système ganglionnaire est-il bien plus développé chez la femme. — La grande prédominance du cerveau chez l’homme explique qu’il ait moins d’instincts que les animaux et que les instincts mêmes dont il est doué soient facilement susceptibles de s’égarer. En effet, ce sentiment instinctif de la beauté, qui dirige son choix en vue de la satisfaction sexuelle, s’égare s’il dégénère en penchant à la pédérastie ; le cas est le même que pour la mouche à viande (musca vomitoria), quand, au lieu de déposer ses œufs, suivant l’impulsion de l’instinct, sur de la viande gâtée, elle va les placer dans la fleur de l’arum dracunculus, abusée par l’odeur cadavérique de cette plante.

Tout amour a donc pour fondement un instinct visant uniquement l’enfant à procréer : nous en trouvons l’entière confirmation dans une analyse plus exacte dont nous ne pouvons nous dispenser pour cette raison. — Nous devons commencer par dire que l’homme est, de nature, porté à l’inconstance en amour, et la femme à la constance. L’amour de l’homme décline sensiblement, à partir du moment où il a reçu satisfaction ; presque toutes les autres femmes l’attirent plus que celle qu’il possède déjà, il aspire au changement.