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serait incapable de comprendre le but, ou refuserait de chercher à l’atteindre. Aussi l’instinct, en règle générale, n’est-il guère donné qu’aux animaux, et surtout aux animaux inférieurs, aux plus dépourvus d’intelligence. Mais il a été aussi donné à l’homme, à peu près pour le seul cas en question, car l’homme, bien que très capable de concevoir sa fin, n’y travaillerait pas avec le zèle nécessaire, surtout aux dépens de son bonheur personnel. Ici donc, comme dans tout instinct, la vérité a pris la forme d’une illusion pour agir sur la volonté. C’est en effet une illusion voluptueuse qui abuse l’homme en lui faisant croire qu’il trouvera dans les bras d’une femme dont la beauté le séduit une plus grande jouissance que dans ceux d’une autre, ou en lui inspirant la ferme conviction que tel individu déterminé est le seul dont la possession puisse lui procurer la suprême félicité. Aussi il s’imagine qu’il accomplit tous ces efforts et tous ces sacrifices pour sa jouissance personnelle, et c’est seulement pour la conservation du type de l’espece dans toute sa pureté ou pour la procréation d’une individualité bien déterminée qui ne peut naître que de ces parents-la. Ce caractère est si bien celui d’un instinct, c’est-à-dire d’une action exécutée, semble-t-il, en vertu d’une intention finale, sans qu’il y ait cependant intention, que l’individu, sous l’empire de cette illusion, redoute et voudrait détourner cette fin qui seule le dirige, à savoir la procréation ; c’est bien le cas de presque toutes les liaisons illégitimes. Si tel est bien le caractère de cette passion, il est tout naturel que chaque amant, après avoir enfin assouvi son désir, éprouve une prodigieuse déception et s’étonne de n’avoir pas trouvé dans la possession de cet objet si ardemment convoité plus de jouissance que dans n’importe quelle autre satisfaction sexuelle : aussi ne se trouve-t-il guère plus avancé qu’auparavant. Ce désir était en effet à tous ses autres désirs ce que l’espèce est à l’individu, par conséquent ce que l’infini est au fini. Mais la satisfaction n’en est profitable qu’à l’espèce seule et ne pénètre pas dans la conscience de l’individu, qui, animé par la volonté de l’espèce, a travaillé avec dévouement à une fin qui n’était pas du tout la sienne. Aussi chaque amant, apres le complet accomplissement du grand œuvre, trouve-t-il qu’il a été leurré ; car elle s’est évanouie, cette illusion qui a fait de lui la dupe de l’espèce. Platon a donc eu bien raison de dire : ηδονη απαντων αλαζονεστατον [voluptas omnium maxime vaniloqua] (Philèbe, 319).

Tout cela, d’autre part, jette de la lumière sur les instincts et sur l’industrie des animaux. C’est sans doute aussi sous l’empire d’une sorte d’illusion, qui fait briller à leurs yeux l’espoir d’une jouissance personnelle, qu’ils travaillent avec tant de diligence et d’abnégation au bien de l’espèce, que l’oiseau construit son nid, que l’insecte cherche une place convenable pour ses œufs et se met en quête