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En réalité, l’expérience nous prouve, sans se répéter tous les jours, que ce qui ne nous paraît d’ordinaire qu’un penchant assez vif, mais encore facile à maîtriser, peut, dans certaines circonstances, prendre les proportions d’une passion supérieure en violence à toutes les autres et qui, écartant toute considération, surmonte tous les obstacles avec une force et une ténacité incroyables : alors, pour l’assouvir, on n’hésite pas à risquer sa vie, et, en cas d’échec, à la sacrifier. Les Werther et les Jacques Ortis n’existent pas seulement dans les romans : chaque année n’en produit pas moins d’une demi-douzaine en Europe ; sed ignotis perierunt mortibus illi, car ils n’ont d’autres historiens de leurs souffrances qu’un rédacteur de procès-verbaux officiels ou un correspondant de journal. Cependant il suffit de lire les rapports de police dans les feuilles anglaises ou françaises pour constater la vérité de mon assertion. Plus grand encore est le nombre de ceux que cette même passion conduit aux maisons d’aliénés. Enfin chaque année nous présente quelque cas de suicide simultané de deux amants, dont la passion s’est vue contrariée par les circonstances extérieures ; mais il y a là une chose que je ne puis m’expliquer : comment deux êtres qui, sûrs de leur amour mutuel, s’attendent à trouver dans la jouissance de cet amour la suprême félicité, ne préfèrent-ils pas se soustraire à toutes les relations sociales en bravant tous les préjugés et supporter n’importe quelle souffrance plutôt que de renoncer, en même temps qu’a la vie, à un bonheur au-dessus duquel ils n’en imaginent pas de plus grand ? — Quant aux degrés inférieurs et aux premiers symptômes de cette passion, chaque homme les a journellement devant les yeux et aussi, tant qu’il reste jeune, presque toujours dans le cœur.

On ne peut donc douter, d’après les faits que je viens de rappeler, ni de la réalité ni de l’importance de l’amour ; aussi, au lieu de s’étonner qu’un philosophe n’ait pas craint, pour une fois, de faire sien ce thème éternel des poètes, devrait-on s’étonner plutôt qu’une passion qui joue dans toute la vie humaine un rôle de premier ordre n’ait pas encore été prise en considération par les philosophes et soit restée jusqu’ici comme une terre inexplorée. Celui qui s’est le plus occupé de la question, c’est Platon, surtout dans le Banquet et le Phèdre : mais tout ce qu’il avance à ce sujet reste dans le domaine des mythes, des fables et de la fantaisie, et ne se rapporte guère qu’a la pédérastie grecque. Le peu que dit Rousseau sur ce point dans le Discours sur l’inégalité (p. 96, édit. Bip.) est faux et insuffisant. Kant traite la question, dans la troisième section de son écrit Sur le sentiment du Beau et du Sublime (p. 435 et suiv., édit. Rosenkranz) ; mais son analyse est superficielle, faute de connaissance du sujet, et se trouve ainsi en partie