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du primat de la volonté dans notre conscience

que de chercher à les distraire : et certes il vaut mieux naître poète que philosophe. D’autre part, plus on se sera obstiné dans une erreur, et plus grande sera la confusion des vaincus, le jour où se fera la lumière. Quand un système est détruit, il en va de lui comme d’une armée battue : le plus habile, c’est celui qui se sauve le premier.

Voici encore un exemple, mesquin et ridicule, mais frappant, de cette force mystérieuse et immédiate que la volonté exerce sur l’intellect. Quand nous établissons des comptes, nous nous trompons plus souvent à notre avantage qu’à notre détriment, et cela sans aucune intention malhonnête, mais uniquement par suite d’une tendance inconsciente à diminuer notre « Doit » et à augmenter notre « Avoir ».

Voici un autre fait du même genre : lorsqu’il s’agit de donner un conseil, le conseilleur se laisse toujours guider par ses intentions, dont la moindre l’emporte sur toute sa perspicacité ; aussi ne devons-nous pas admettre qu’il soit inspiré par celle-ci, alors que nous flairons celles-là. Ne nous attendons guère, même de la part de gens d’ailleurs honnêtes, à une sincérité pleine et entière, si leur intérêt est quelque peu en jeu ; mesurons-les à nous-mêmes, qui nous mentons si souvent, dès que l’espoir nous corrompt, que la crainte nous aveugle, que les soupçons nous tourmentent, que la vanité nous flatte, qu’une hypothèse nous éblouit ou qu’une fin moins importante mais plus proche nous détourne de la fin plus sérieuse, mais plus éloignée : ce jeu de dupes dont nous sommes les acteurs et les victimes nous montrera bien l’influence immédiate et inconsciemment funeste de la volonté sur la connaissance. Aussi ne nous étonnons pas si, quand nous demandons conseil, la réponse est immédiatement dictée par la volonté de la personne consultée, avant même que notre question ait pu pénétrer jusqu’au forum de son jugement.

Je ne ferai ici allusion que d’un mot à ce que j’expliquerai tout au long dans le livre suivant, à savoir que la connaissance la plus parfaite, c’est-à-dire la connaissance purement objective, la conception du monde par le génie est déterminée par un silence profond de la volonté, silence tel que, tant qu’il dure, l’individualité même disparaît de la conscience, et qu’il ne reste dans l’homme que le sujet pur de la connaissance, terme corrélatif de l’Idée.

Cette influence perturbatrice, attestée par tous ces phénomènes, de la volonté sur l’intellect, et d’autre part la faiblesse et la caducité de celui-ci, son incapacité d’opérer avec précision, dès que la volonté se trouve agitée, nous prouvent encore une fois que la volonté est la racine de notre être, qu’elle agit avec la force d’un élément tout primitif, tandis que l’intellect, élément surajouté et