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des actions qui le rendent mécontent de lui-même. Que son existence vienne à se prolonger à l’infini, en vertu de l’invariabilité de son caractère, il ne cesserait jamais d’agir de la même façon. Aussi doit-il cesser d’être ce qu’il est, pour pouvoir sortir du germe de son être sous une forme nouvelle et différente. La mort dénoue donc ces liens, la volonté redevient libre car c’est dans l’esse, non dans l’operari, que réside la liberté : Finditur nodus cordis, dissolvuntur omnes dubitationes, ejusque opera evanescunt, est une maxime très célèbre des Védas, que répètent à satiété tous les védistes[1]. La mort est le moment de l’affranchissement d’une individualité étroite et uniforme, qui, loin de constituer la substance intime de notre être, en représente bien plutôt comme une sorte d’aberration : la liberté véritable et primitive reparaît à ce moment qui, au sens indiqué, peut être regardé comme une restitutio in integrum. De là, semble-t-il, cette expression de paix et de calme qui se peint sur le visage de la plupart des morts. En général, la mort de tout homme de bien est douce et tranquille ; mais mourir sans répugnance, mourir volontiers, mourir avec joie est le privilège de l’homme résigné, de celui qui renonce à la volonté de vivre et la renie : car seul il veut une mort réelle, et non plus seulement apparente ; par suite il ne sent ni le besoin ni le désir d’aucune permanence de sa personne. L’existence que nous connaissons, il la quitte sans peine ; ce qui la remplace est néant à nos yeux, parce que justement notre existence, comparée à celle-là, n’est qu’un néant. La foi bouddhiste nomme cette existence nirwana, c’est-à-dire extinction[2].

  1. Sansara, De theologumenis Vedanticorum, ed. F.-H.-H. Windischmann, p. 37. — Oupnekhal, vol. I, p. 387 et p. 78 ; Colebrooke’s Miscellaneous essays, vol. I, p. 363.
  2. On a donné du mot nirwana des étymologies différentes. Selon Colebrooke (Transact. of the Roy. Asiat. soc., vol. I, p. 566), il vient de wa, souffler (souffle comme celui du vent) précédé de la négation nir, il signifie ainsi : « absence du vent » et comme adjectif : « éteint »). — De même, Obry, Du Nirvana indien, dit, p. 3 : « Nirvanam, en sanscrit, signifie à la lettre : extinction, telle que celle d’un feu. » — D’après l’Asiatic Journal ; vol. XXIV, p. 735, le vrai mot est « nerawana », de nera, sans, et wana, vie ; d’où le sens d’annihilatio. — Spence Hardy, dans le livre Eas’tern Monachism, p. 295, fait dériver « nirwana » de wana, désirs coupables, avec la négation nir. — J.-J. Schmitt, dans sa traduction de l’Histoire des Mongols orientaux, p. 307, dit que le mot sanscrit nirwana se traduisait en langage mongol par une phrase qui signifie : « sorti de la misère », « soustrait à la misère ». — D’après les leçons du même savant à l’Académie de Pétersbourg, nirwana est la contre-partie de « sansara », qui est le monde des renaissances continuelles, des appétits et des désirs, de l’illusion des sens et des formes variables, des phénomènes de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort. — Dans la langue birmane le mot de nirwana, par analogie avec les autres mots sanscrits, prend la forme Niéban et se traduit par « disparition complète ». (Voir Sangermano, Description of the Burmese empire, transl. by Tandy, Rome, 1833, § 27.) Dans la première édition de 1819 j’écrivais moi aussi : Niéban, parce que nous ne possédions alors sur le bouddhisme que des renseignements incomplets fournis par les Birmans.