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le monde comme volonté et comme représentation

existe réellement en effet et persévère sans fin dans l’être. Aussi, à tout moment donné du temps, toutes les races d’animaux, depuis la mouche jusqu’à l’éléphant, coexistent-elles toutes ensemble. Renouvelées déjà plusieurs milliers de fois, elles sont cependant demeurées les mêmes. Elles ne savent rien de leurs semblables qui ont vécu avant elles ou vivront après elles : l’espèce, voilà ce qui vit toujours, et, dans la conscience de l’immutabilité de l’espèce et de leur identité avec elle, les individus existent confiants et joyeux. La volonté de vivre se manifeste dans un présent sans fin, parce que le présent est la forme de la vie de l’espèce. Par là l’espèce ne vieillit pas, mais reste toujours jeune : la mort est pour elle ce que le sommeil est pour l’individu ou ce qu’est pour l’œil le clignement des paupières, à l’absence duquel on reconnaît les dieux indiens lorsqu’ils paraissent sous forme humaine. Comme, à l’entrée de la nuit, le monde s’évanouit, sans pour cela cesser d’être cependant une seule minute ; de même, dans la mort, l’homme et l’animal disparaissent pour les yeux, sans pour cela cesser de poursuivre en paix leur véritable existence. Qu’on se représente maintenant cette succession rapide de la mort et de la naissance par des vibrations d’une vitesse infinie, et on aura l’image de l’objectivation constante de la volonté, des idées permanentes des êtres, toujours immobiles et présentes, comme l’arc-en-ciel qui surmonte une chute d’eau. Telle est l’immortalité dans le temps. C’est par suite de cette immortalité que, malgré des milliers d’années de mort et de corruption, il ne s’est encore rien perdu, il n’a encore pas disparu un atome de matière, et moins encore une seule parcelle de l’existence intime qui se présente à nous sous l’aspect de la nature. Aussi pouvons-nous nous écrier à tout moment d’un cœur joyeux : « Malgré le temps, malgré la mort et la corruption, nous voici tous encore réunis ! »

Peut-être faudrait-il faire une exception pour celui qui, à ce jeu, aurait dit une fois du fond du cœur : « Je ne puis plus. » Mais ce n’est pas encore ici le lieu d’en parler.

Mais par contre remarquons bien que les douleurs de l’enfantement et l’amère nécessité de la mort sont les deux conditions constantes imposées à la volonté de vivre pour qu’elle se maintienne dans son objectivation, c’est-à-dire sous lesquelles notre être en soi, sans rien craindre du cours du temps et de l’extinction des générations successives, peut persister dans un présent perpétuel et goûter le fruit de l’affirmation de la volonté de vivre. Ce sont des conditions analogues à celle qui nous oblige à dormir chaque nuit[1], pour nous trouver éveillés au matin ; ce dernier fait même est le

  1. La suspension des fonctions animales est le sommeil, celle des fonctions organiques est la mort.