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de la mort

aller ? Et d’où les autres pourraient-elles bien venir ? Où est-il, ce néant, dont tu redoutes le gouffre ? — Reconnais donc ton être propre, ce qui justement en toi a une telle soif d’existence, reconnais-le dans la force intime, mystérieuse, dans la force active de l’arbre, qui, toujours une, toujours la même dans toutes les générations de feuilles, reste à l’abri de la naissance et de la mort. Or maintenant

Οίη περ φύλλων γενεή, τοιήδε καί άνδρών.
(Qualis foliorum generatio, talis et hominum.)

Que la mouche qui bourdonne maintenant à mon oreille s’endorme le soir et recommence à bourdonner le lendemain, ou que le soir elle meure et qu’au printemps son œuf donne naissance à une nouvelle mouche qui bourdonne, c’est en soi une seule et même chose, et la connaissance qui voit là deux choses radicalement distinctes n’est pas absolue, mais relative, c’est la connaissance du phénomène, et non celle de la chose en soi. La mouche existe encore le lendemain matin ; c’est elle aussi qui existe au printemps. Quelle différence y a-t-il pour elle entre l’hiver et la mort ? — Nous lisons au volume I, § 275, de la Physiologie de Burdach : « Jusqu’à dix heures du matin on ne peut voir encore aucune cercaire (cercaria ephemera, infusoire) dans l’infusion ; à midi toute l’eau en fourmille. Le soir elles meurent, et le lendemain il en renaît de nouvelles. Nitzsch a observé le fait pendant six jours de suite. »

Ainsi tout ne séjourne qu’un moment sur terre et court à la mort. La plante et l’insecte meurent à la fin de l’été ; l’animal, l’homme, au bout de peu d’années : la mort fauche toujours sans relâche. Et cependant, comme s’il n’en était nullement ainsi, tout existe toujours en son lieu, à sa place ; c’est à en croire que tout est impérissable. Toujours la plante verdit et fleurit, l’insecte bourdonne, l’animal et l’homme subsistent dans une indestructible jeunesse, et les cerises que nous avons déjà goûtées mille fois, nous les retrouvons chaque été à notre portée. Les peuples mêmes demeurent, comme des individus immortels, tout en changeant parfois de nom. Bien plus, leur conduite, leurs actions, leurs souffrances sont les mêmes en tout temps ; l’histoire a beau prétendre nous raconter toujours du nouveau, elle est comme le kaléidoscope : chaque tour nous présente une configuration nouvelle, et cependant ce sont, à dire vrai, les mêmes éléments qui passent toujours sous nos yeux. L’esprit n’est-il pas ainsi invinciblement sollicité à penser que cette naissance et cette mort n’atteignent en rien l’essence véritable des choses, mais que celle-ci n’en subit pas les atteintes, qu’elle est impérissable et que par là tout être qui veut exister