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CHAPITRE XLI[1]
DE LA MORT ET DE SES RAPPORTS AVEC L’INDESTRUCTIBILITÉ DE NOTRE ÊTRE EN SOI


La mort est proprement le génie inspirateur ou le « musagète » de la philosophie, et Socrate a pu définir aussi la philosophie « θανάτου μελέτη ». Sans la mort, il serait même difficile de philosopher. Il sera donc tout naturel de donner place ici, en tête du dernier, du plus sérieux, du plus important de nos livres, à quelques considérations spéciales sur ce point.

L’animal, à vrai dire, vit sans connaître la mort : par là l’individu du genre animal jouit immédiatement de toute l’immutabilité de l’espèce, n’ayant conscience de soi que comme d’un être sans fin. Chez l’homme a paru, avec la raison, par une connexion nécessaire, la certitude effrayante de la mort. Mais, comme toujours dans la nature, à côté du mal a été placé le remède, ou du moins une compensation ainsi cette même réflexion, source de l’idée de la mort, nous élève à des opinions métaphysiques, à des vues consolantes, dont le besoin comme la possibilité sont également inconnus à l’animal. C’est vers ce but surtout que sont dirigés tous les systèmes religieux et philosophiques. Ils sont ainsi d’abord comme le contrepoison que la raison, par la force de ses seules méditations, fournit contre la certitude de la mort. Ce qui diffère, c’est la mesure dans laquelle ils atteignent ce but, et sans doute telle religion ou telle philosophie rendra l’homme bien plus capable que telle autre de regarder la mort en face et d’un œil tranquille. En disant à l’homme de se tenir pour l’être primitif lui-même, pour le brahme, dont l’essence ne comporte ni apparition ni disparition, le brahmanisme et le bouddhisme pourront bien plus pour ce résultat que telles religions qui le considèrent comme formé de rien et ne font réellement commencer qu’avec la naissance l’existence qu’il a reçue d’un autre. Aussi trouvons-nous dans l’Inde une assurance, un mépris de la mort, dont on n’a aucune idée en Europe. C’est chose grave en effet que d’imprimer de bonne heure, sur un sujet aussi important, des notions faibles et sans consistance dans l’esprit de l’homme, et de le rendre ainsi incapable pour toujours d’en acqué-

  1. Ce chapitre correspond au § 54 du premier volume.