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critique de la philosophie kantienne

et complète, on n’en avait pas encore pris une claire conscience : aussi est-ce avant tout à cette recherche qu’il consacre ses profondes analyses. — Il faut remarquer ici qu’à l’égard des philosophies qui la précèdent, la philosophie de Kant a trois attitudes différentes. Elle confirme et elle élargit la philosophie de Locke, ainsi que nous venons de le montrer. Elle redresse et elle confisque à son profit la philosophie de Hume ; c’est ce que Kant a très clairement exposé dans l’introduction des Prolégomènes[1]. Enfin elle combat résolument et détruit la philosophie de Leibniz et de Wolf. Il faut connaître ces trois doctrines avant d’aborder l’étude de la philosophie kantienne. — Ainsi, comme nous venons de le dire, le caractère essentiel de la philosophie de Kant, c’est la distinction du phénomène et de la chose en soi ; en d’autres termes, la doctrine de Kant proclame la diversité absolue de l’idéal et du réel.

Par suite, affirmer, comme on l’a fait bientôt après, que ces deux termes sont identiques, c’est donner une triste confirmation de la parole de Gœthe que nous citions tout à l’heure ; une pareille erreur est d’autant plus impardonnable quand on ne l’appuie que sur une balourdise, je veux dire l’intuition intellectuelle ; malgré toute la charlatanerie, toutes les grimaces, tout le pathos et tout le galimatias dont on se couvre, il n’y a là qu’un retour honteux au plus grossier sens commun. Ce sens commun a été le digne point de départ des non-sens encore plus énormes qu’a commis ce lourdaud et ce maladroit de Hegel. — Comme dans l’esprit que nous venons d’indiquer, la distinction de Kant entre le phénomène et la chose en soi reposait sur une pensée beaucoup plus profonde, sur une réflexion beaucoup plus mûre que tout ce qui avait précédé ; elle était aussi infiniment riche de conséquences. En faisant cette distinction, Kant tire de son propre fonds, exprime d’une manière tout à fait originale, découvre sous un nouveau point de vue et par une nouvelle méthode la même vérité qu’avant lui Platon ne se lassait point de répéter, et qu’il exprime plus souvent dans son langage de la manière suivante : « Le monde qui frappe nos sens ne possède point véritablement l’être ; il n’est qu’un devenir incessant, indifférent à l’être ou au non-être ; le percevoir, c’est moins une connaissance qu’une illusion. « C’est également la même vérité qu’il exprime d’une manière mythique au commencement du septième livre de le République[2], lorsqu’il dit : « Ces hommes sont enchaînés dans une sombre caverne ; ils ne voient ni la véri-

  1. Cet ouvrage est à la fois le plus beau et le plus clair des grands écrits de Kant : il est beaucoup trop inconnu, et c’est fort regrettable, car il facilite d’une façon singulière l’étude de la philosophie kantienne. (Note de Schopenhauer.)
  2. Ce passage, le plus important de toute l’œuvre de Platon, a déjà été cité dans notre troisième livre. (Note de Schopenhauer.)