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ÉTABLISSEMENT DE LA MORALE.

sérieusement, ces combinaisons artificielles de concepts ne peuvent plus contenir le vrai principe qui nous pousse à être justes et charitables. Ce principe bien plutôt doit demander peu de méditation, encore moins d’abstraction et de combinaison ; il doit, indépendamment de toute culture intellectuelle, s’offrir à chacun, aux plus simples des hommes, se révéler à la première intuition, et nous être comme imposé directement par la réalité des choses. Tant que l’éthique n’a pas à nous montrer une telle base, elle peut bien dans les salles publiques disputer, parader : la vie réelle la nargue. Je dois donc aux moralistes ce conseil paradoxal : commencez, s’il vous plaît, par étudier un peu la vie.

§ 13. — Examen sceptique.

Quand on songe à ces deux mille années et plus, consumées en efforts inutiles pour établir la morale sur de sûres assises, c’est une pensée qui peut bien venir à l’esprit, qu’il n’y a point de morale naturelle, point de morale indépendante de toute institution humaine : la morale serait donc une construction de fond en comble artificielle ; elle serait une invention destinée à mieux tenir en bride cette égoïste et méchante race des hommes ; et dès lors, sans l’appui que lui prêtent les religions positives, elle s’écroulerait, parce qu’il n’y a ni foi pour l’animer ni fondement naturel pour la porter. La justice en effet et la police ne peuvent suffire à leur tâche : il est des fautes qu’il serait trop malaisé de découvrir, ou trop périlleux de punir ; ici la protection officielle est impuissante. D’ailleurs, la loi civile peut bien imposer la justice, et encore c’est le plus qu’elle peut ; quant à la charité et à la bienfaisance, non pas : car alors chacun voudrait bien jouer le rôle passif ; mais le rôle actif, jamais. De là cette idée, que la morale reposerait sur la seule religion, toutes deux ayant pour but commun d’achever l’œuvre à laquelle ne suffit ni le statut fondamental de l’État, ni la législation. Dès lors une morale naturelle, une morale fondée dans la nature des choses ou de l’homme, sans