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THÉORIE DE LA LIBERTÉ DANS KANT.

chose agit selon ce qu’elle est, selon sa constitution ; dans cette constitution se trouvent contenues en puissance toutes ses manifestations, mais elles ne se produisent en acte qu’au moment où des causes extérieures les évoquent ; et c’est par la même que cette constitution se révèle. Voilà le caractère empirique, par opposition à un autre plus intime, inaccessible à l’expérience, et qui sert de principe dernier au précédent, le caractère intelligible, c’est-à-dire, l’essence même de la chose. En cela l’homme ne fait pas exception dans la nature : lui aussi il a son caractère immuable, d’ailleurs propre à l’individu, et qui n’est pas le même chez deux. Ce caractère est empirique en ce que nous en connaissons, mais comme tel, il n’est que phénomène : quant à ce qu’il est en lui-même et dans son essence, c’est là ce qu’on appelle le caractère intelligible. Toutes ses actions sont, dans leur arrangement extérieur, déterminées par des motifs, et ne sauraient en aucun cas arriver autrement que ne l’exige le caractère immuable de l’individu : tel tu es, tels seront tes actes. Aussi, étant donné un individu, et un cas déterminé, il n’y a qu’une seule action de possible pour lui : « Operari sequitur esse. » La liberté n’appartient pas au caractère empirique, mais uniquement au caractère intelligible. L’ « operari » d’un homme donné est déterminé, extérieurement par les motifs, intérieurement par son caractère, et cela d’une façon nécessaire : chacun de ses actes est un événement nécessaire. Mais c’est dans son « Esse » que se retrouve la liberté. Il pouvait être autre ; et tout ce en quoi il est coupable ou méritant, c’est d’être ce qu’il est. Car quant à ce qu’il fait, cela en résulte, jusque dans le détail, comme un corollaire. — La théorie de Kant nous délivre vraiment d’une erreur capitale, qui était de faire résider la nécessité dans l’esse et la liberté dans l’operari ; elle nous fait comprendre que c’est le contraire qui est vrai. Ainsi, la responsabilité morale de l’homme porte à vrai dire d’abord et ostensiblement sur ce qu’il fait, mais au fond, sur ce qu’il est ; car ce dernier point une fois posé, et les motifs étant donnés, son acte ne pouvait être autre qu’il n’a été.