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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

sente l’accusateur, puis en face l’avocat, qui essaie d’excuser ma précipitation, sur la force des circonstances, des obligations, sur ce que la chose est toute simple, et même sur ma bonté, dont il fait l’éloge ; enfin c’est le tour du juge, qui impitoyablement prononce son arrêt : « Coup de tête de sot ! » et je baisse la tête.

Il en est du reste de la description de Kant, pour la plus grande partie, comme de cet appareil judiciaire qui lui plaît tant. Ainsi ce qu’il dit, au début même du paragraphe, sur la conscience, et qui d’après lui s’applique à elle seule, est vrai du scrupule en général ; fût-il d’une autre sorte. On peut, mot pour mot, l’entendre des réflexions secrètes de la conscience d’un rentier, quand il voit ses dépenses dépasser grandement ses revenus, et son fonds menacé, prêt à se fondre peu à peu : « cette pensée le suit comme son ombre, alors qu’il croit y échapper : il peut bien, à force de plaisirs et de dissipations, s’étourdir ou s’endormir, mais non pas empêcher que de temps à autre elle ne revienne, ni s’empêcher de s’éveiller dès qu’il entend cette voix formidable », etc. — Ayant ainsi décrit ces formes judiciaires, comme si elles tenaient au fond des choses, et les ayant à ce titre observées d’un bout à l’autre, il les utilise ensuite pour la construction d’un sophisme fort subtil. « D’imaginer que l’agent à qui sa conscience fait des reproches puisse ne faire avec le juge qu’une seule et même personne, c’est là, dit-il, une façon étrange de se figurer un tribunal : jamais l’accusé ne perdrait son procès. » Là-dessus, pour s’expliquer, il ajoute une note fort embrouillée et peu claire[1]. Il en conclut que, pour éviter de nous

  1. Voici une traduction de la note dont parle Schopenhauer, avec quelques éclaircissements.

    « L’homme qui, dans sa conscience, s’accuse et se juge, se fait nécessairement à lui-même l’effet d’être une personne double. Toutefois il faut bien s’entendre sur la nature de ce moi double, qui d’une part s’oblige à comparaître tout tremblant à la barre du tribunal, et qui de l’autre se confie la fonction de juge, et l’exerce avec une autorité qui lui est innée : faute de cette explication, la Raison