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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

συνείδησις[1]. C’est la science que l’homme a de ce qu’il a fait. En second lieu, la conscience emprunte toute sa matière à l’expérience : ce qui est impossible au prétendu impératif catégorique, car il est purement a priori. Néanmoins, j’ose croire que la théorie de la conscience selon Kant jettera encore quelque lumière sur cet impératif de son invention. Cette théorie, il l’expose surtout au § 13 des Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu ; dans l’examen qui va suivre, je supposerai que le lecteur a sous les yeux ces quelques pages.

Cette interprétation de la conscience par Kant est vraiment imposante : le lecteur, frappé de respect et de crainte, reste muet, et n’oserait guère élever la voix ; d’autant qu’il a à redouter, s’il fait quelque objection d’ordre théorique, de la voir reçue comme une attaque dirigée sur le terrain de la pratique ; si bien qu’à récuser l’exactitude de la théorie de Kant, on risque de passer pour un homme sans conscience. Mais pour si peu je n’oublierai pas qu’il s’agit ici de théorie, non de pratique, qu’on a mis hors de cause la prédication morale, et que ma tâche, c’est d’examiner scrupuleusement les bases dernières de l’éthique.

En premier lieu Kant ne cesse d’employer des mots latins, des termes de droit ; et pourtant il n’en est guère, ce semble, de moins convenables pour rendre les mouvements les plus secrets du cœur humain. Il reste toutefois fidèle à ce langage et à ces façons de parler juridiques, d’un bout à l’autre : on croirait que c’est là la forme essentielle au sujet. C’est ainsi qu’il installe dans notre for intérieur un tribunal, avec procès, juge, accusateur, avocat et arrêt. Si ces choses se passaient en nous, comme le donne à penser Kant, il n’y aurait point d’homme, je ne dis pas assez méchant, mais assez stupide, pour braver la conscience. Tout cet appareil surnaturel, étrange, déployé, dans notre conscience intime, cette Sainte-Vehme masquée, siégeant dans les

  1. Ce mot grec signifie en effet à la fois certitude et conscience. (TR.)