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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

êtres raisonnables. » Sans doute, c’est ce qui résulte de la première formule. Mais de celle-ci, voici ce qui suit (voir pour s’en éclairer p. 71, R. 60) : le caractère spécifique propre de l’impératif catégorique, c’est que la volonté, en se déterminant par devoir, abdique tout intérêt.

Du coup, tous les principes moraux antérieurs sont ruinés, « car à toute action ils donnent pour principe en guise de joug ou d’aiguillon, un intérêt, que cet intérêt d’ailleurs soit propre à l’agent, ou étranger. » (p. 73, R. 62) (Ou étranger, notez bien ce point). Au contraire une volonté qui agit en législatrice universelle commande au nom du devoir, et commande des actes qui n’ont rien à voir avec l’intérêt. Réfléchissez d’abord à ce que cela peut bien signifier : rien de moins qu’un acte de volonté sans motif, un effet sans cause. Intérêt et motif sont deux termes identiques : l’intérêt, n’est-ce pas « quod mea interest », ce qui m’est avantageux ? Et n’est-ce pas là ce qui, en toute occasion, excite, met en jeu, ma volonté ? Qu’est-ce dès lors qu’un intérêt, sinon l’action d’un motif sur la volonté ? Là où il y a un motif pour mettre en jeu la volonté, il y a un intérêt ; et s’il n’y a pas de motif, elle ne peut pas plus agir, qu’une pierre ne peut, sans être poussée ni tirée, changer de place. Ce sont là choses qu’on n’a pas besoin de démontrer à un lecteur instruit. Or il s’ensuit que, nulle action ne pouvant se passer d’un motif, toute action suppose un intérêt. Kant, lui, pose une seconde espèce, et toute nouvelle, d’actions : celles qui se produisent sans intérêt, c’est-à-dire sans motif. Et ces actions, il faudrait que ce fussent celles qu’inspirent la justice et la charité ! Pour renverser tout ce monstrueux échafaudage, il suffit de réduire les idées à leur sens propre, que l’on masque en jouant sur le mot intérêt. — Kant n’en célèbre pas moins (p. 74 ss. ; R. 62) le triomphe de sa doctrine de l’autonomie : il nous crée une utopie, séjour de la moralité, sous le nom de Royaume des Fins : il est peuplé de pures essences raisonnables, in abstracto, qui toutes et chacune veulent perpétuellement, sans vouloir aucun objet quelconque (en d’autres termes, sans