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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

à reconnaître l’égoïsme à un trait des plus caractéristiques : il vaut la peine qu’on y insiste ici. Cet égoïsme dont nous avons chacun un trésor, et que nous avons imaginé (car toute la politesse est là) de cacher comme notre partie honteuse[1], fait saillie en dépit de tous les voiles dont on le couvre, et se révèle par notre empressement instinctif à rechercher, en tout objet qui s’offre à nous, un moyen propre à nous conduire à nos fins : car des fins, nous n’en manquons jamais. À peine faisons-nous une connaissance, notre première pensée d’ordinaire est pour nous demander si elle pourra nous servir en quelque chose : si elle ne le peut en rien, alors pour la plupart des hommes, et dès qu’ils ont leur avis fait là-dessus, elle-même n’est plus qu’un rien. Un air de chercher en chacun des autres hommes un moyen pour en venir à nos fins, un instrument, voilà l’expression naturelle qui se lit dans tout regard humain : l’instrument aura-t-il à souffrir plus ou moins de l’emploi que nous en ferons ? C’est là une pensée qui ne nous vient que bien après, quand elle nous vient. Et, en cela, nous jugeons des pensées d’autrui d’après les nôtres ; cela se voit à bien des signes : ainsi, quand nous demandons à un homme un renseignement, un conseil, nous perdons toute confiance en ses avis, pour peu que nous lui découvrions quelque intérêt, prochain ou éloigné, dans l’affaire. Aussitôt nous supposons qu’il se servirait de nous pour ses fins, et qu’il nous conseillerait non d’après ce qu’il voit, mais d’après ce qu’il veut : il a beau avoir la vue claire et un intérêt insignifiant, il n’importe. Car, nous ne le savons que trop, une ligne cube de désir pèse plus qu’un pouce cube de savoir. Et de l’autre côté, quand nous demandons : « Que dois-je faire ? » bien souvent il ne viendra à l’esprit de notre donneur d’avis qu’une chose, c’est à savoir, ce que nous devrions faire pour concourir à ses fins à lui : et là-dessus, sans seulement penser à nos fins à nous, il répondra presque machinalement : sa volonté lui aura dicté immédiatement la ré-

  1. Ces deux mots en français dans le texte. (TR.)