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DU FONDEMENT DE LA MORALE DANS KANT.

est possible (Critique de la Raison pratique, p. 168, R. 223) ; que, pour qui connaîtrait exactement le caractère d’un homme et tous les motifs dont il subit l’action, il serait possible de calculer la conduite de cet homme aussi sûrement, aussi précisément, qu’une éclipse de lune (ibid. p. 177, R. 230) ! Mais maintenant, sans s’appuyer sur rien, que sur ce fondement de la morale, qui flotte en l’air, il admet la liberté, en un sens, il est vrai, idéal et comme postulat, par le raisonnement fameux : « Tu peux : car tu dois. » Mais quand il a été reconnu clairement, qu’une chose n’est pas, ni ne peut pas être, que peuvent à cela tous les postulats du monde ? Ce serait bien plutôt l’affirmation, où le postulat a son point d’appui, qui devrait être rejetée, comme une hypothèse inadmissible : cela par la règle a non posse ad non esse, valet consequentia[1], et à l’aide d’une réduction à l’absurde, qui détruirait par la base du même coup l’impératif catégorique. Mais au contraire, ce qu’on nous donne, c’est une théorie fausse bâtie sur une autre de même valeur.

Telle est l’insuffisance pour la morale d’un pareil fondement : une paire de concepts abstraits et vides, que lui-même Kant a dû tout bas s’en rendre compte. En effet, dans la Critique de la Raison pratique, alors que, comme je l’ai déjà dit, il mettait déjà moins de précision et de méthode dans ses opérations, et que d’ailleurs il était enhardi par sa gloire enfin naissante, on voit la base de l’éthique changer peu à peu de caractère, oublier quasi qu’elle est un simple tissu de concepts abstraits combinés ensemble, et montrer des velléités de prendre plus de corps. Ainsi p. 81, R. 163, « la loi morale est en quelque sorte un fait de la Raison pure. » Que dire de cette étrange façon de parler ? Tout ce qui est fait s’oppose, partout ailleurs dans Kant, à ce qui peut être connu par la Raison pure. — De même, dans le même ouvrage, p. 83, R. 164, il est question d’une Raison qui détermine la volonté sans intermédiaire », etc. — Or, qu’on s’en souvienne,

  1. « De cette proposition, qu’une chose est impossible, à celle-ci, qu’elle n’est pas, la conséquence est valable. » (TR.)