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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

sans qu’on l’appelle, s’offrir à nous, puis ensuite, ne pas attendre nos questions, nous imposer d’abord son action, et une action assez puissante pour triompher, ou du moins pour être à même de triompher, des motifs qui lui feront obstacle, de cette force prodigieuse, l’égoïsme. Car la morale a affaire avec la conduite réelle de l’homme ; que lui font tous ces châteaux de cartes a priori ? que produit-on par là ? rien qui vaille, au milieu des travaux sérieux et des difficultés de la vie, un moment d’attention : aussi compter là-dessus contre le tourbillon des passions, c’est se servir d’une seringue contre un incendie. Je l’ai déjà dit en passant, Kant regardait comme un des grands mérites de sa loi morale, qu’elle reposât toute sur des concepts abstraits, purs, a priori, c’est-à-dire sur la Raison pure : par là, elle n’est pas valable pour les hommes seuls, mais pour tout être raisonnable. Nous en sommes aux regrets, mais des concepts purs, abstraits, a priori, sans contenu réel, qui ne s’appuient en rien sur l’expérience, ne sauraient mettre en mouvement le moins du monde les hommes : quant aux autres êtres raisonnables, je ne puis soutenir la conversation. Voilà donc le second vice de la base attribuée par Kant à la moralité : elle manque de toute substance réelle. C’est ce qu’on n’a pas encore remarqué ; et en voici sans doute la raison : c’est que vraisemblablement le fondement propre de la morale kantienne, tel que je l’ai mis en lumière tout à l’heure, n’a été bien connu que de fort peu de gens, entre tous ceux qui l’ont célébré et mis en crédit. Ainsi, tel est bien ce second vice : un manque absolu de réalité, et par suite, d’efficacité. Cette base reste suspendue en l’air : c’est une vraie toile d’araignée, tissue des concepts les plus subtils, les moins substantiels, qui ne porte sur rien, où l’on ne peut bâtir rien, qui ne peut mettre rien en mouvement. Mais Kant ne lui en a pas moins imposé un fardeau d’une pesanteur immense : l’hypothèse de la liberté de notre vouloir. Il l’avait pourtant bien souvent répété, c’était sa conviction, que la liberté ne saurait avoir nulle place dans les actions de l’homme, qu’en philosophie théorique, on ne peut même déterminer si elle