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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

devant être un jugement synthétique a priori, et ainsi venir uniquement de la pure raison, doit aussi par suite être valable, non pour l’homme seulement, mais pour tous les êtres raisonnables possibles : « S’il s’applique à l’homme, c’est grâce à ce que l’homme en est un, c’est donc secondairement et per accidens ». Par là, il ne repose plus que sur la raison pure, laquelle connaît deux choses : elle-même, et le principe de contradiction, sans plus ; il n’a rien à voir avec aucun sentiment. La raison pure n’est donc pas prise ici comme une faculté intellectuelle de l’homme, — et pourtant elle n’est rien de plus, — mais elle est élevée au rang de chose qui subsiste par soi, d’hypostase : le tout, sans preuve ; exemple pernicieux s’il en fut : la période misérable que traverse aujourd’hui la philosophie le prouve assez. Cette façon de se représenter la morale, de se la figurer comme bonne non pas pour l’homme en tant qu’homme, mais pour tout être raisonnable en tant qu’il est raisonnable, n’en plaisait pas moins à Kant, et ne lui semblait pas moins capitale : à ce point, qu’il ne se lasse pas d’y revenir en toute occasion. Voici ma réponse : nul n’a qualité pour concevoir un genre, qui ne nous est connu que par une espèce donnée ; dans l’idée de ce genre, on ne saurait en effet rien mettre qui ne fut emprunté de cette unique espèce ; ce qu’on dirait du genre ne devrait donc encore s’entendre que de l’espèce unique ; et comme d’autre part, pour constituer ce genre, on aurait enlevé à l’espèce, sans raison suffisante, certains de ses attributs, qui sait si l’on n’aurait pas supprimé ainsi justement la condition même sans laquelle ne sont plus possibles les qualités restantes, celles dont on a fait, en les élevant à l’état d’hypostase, le genre lui-même. L’intelligence en général, par exemple, ne nous est connue que comme une propriété des êtres animés ; nous n’avons donc pas le droit de la regarder comme existant en dehors et indépendamment de la nature animale : et de même pour la raison : nous ne la connaissons qu’à l’état d’attribut et dans l’espèce humaine ; nous n’avons pas de motif dès lors de l’imaginer hors de cette espèce, ni de concevoir un genre formé des « êtres raisonnables »,