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FONDEMENT MÉTAPHYSIQUE.

derrière lesquelles nous nous cachons nous-mêmes : eh bien ! durant la veille, il en est de même ; la chose n’est pas aussi aisée à reconnaître, mais « tat twam asi ».

Celle de ces deux pensées qui domine en nous perce non-seulement dans chacune de nos actions, mais dans toute notre vie morale, dans tout notre état : c’est par là que l’âme d’un homme bon diffère si nettement de celle d’un méchant. Ce dernier sent partout une barrière infranchissable entre lui et tout le reste. Le monde pour lui est au sens le plus absolu un non-moi : il y voit avant tout un ennemi ; aussi la note fondamentale de sa vie est-elle la haine, le soupçon, l’envie, la joie maligne. — Au contraire, l’homme bon vit dans un monde qui est homogène avec sa propre essence : les autres ne sont pas pour lui un non-moi, mais il dit d’eux : c’est encore moi. Aussi se sent-il pour eux un ami naturel : il sent qu’au fond tout être tient à son être, il prend part directement au bien et au mal de tous ; et avec confiance, il attend d’eux la même sympathie. De là cette profonde sérénité qui règne en lui, cet air d’assurance, de tranquillité, de contentement, qui fait que chacun autour de lui se trouve bien. — Le méchant, dans sa détresse, ne compte pas sur l’aide des autres ; s’il y fait appel, c’est sans confiance ; s’il l’obtient, il n’en ressent nulle reconnaissance : il n’y peut guère voir qu’un effet de la folie d’autrui. Quant à reconnaître en un étranger son propre être, c’est ce dont il est bien incapable, même quand la vérité s’est manifestée à lui par des signes aussi indubitables. Et de là vient tout ce qu’il y a de monstrueux dans l’ingratitude. Cet isolement moral, où se renferme par nature, et inévitablement, le méchant, l’expose à tomber souvent dans le désespoir. — L’homme bon, lui, met autant de confiance dans l’appel qu’il adresse aux autres, qu’il sent en lui de bonne volonté toujours prête à leur porter secours. C’est, nous l’avons dit, que pour l’un l’humanité est un non-moi, et pour l’autre « c’est moi encore ». L’homme généreux, qui pardonne à son ennemi, et qui rend le bien pour le mal, voilà l’être sublime, digne des plus hautes