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DE LA FORME IMPÉRATIVE DE LA MORALE DE KANT.

tion de Kant, Locke disait déjà : « Il serait fort inutile d’imaginer une règle qu’on imposerait aux actions libres de l’homme, sans y joindre quelque sanction, une peine et une récompense propres à déterminer la volonté : nous devons donc, partout où nous supposons une loi, supposer aussi une récompense ou un châtiment uni à cette loi. » (Essais sur l’entendement, II, c. xxxii, § 6)[1]. Toute nécessité morale est donc subordonnée à une condition, à un châtiment ou à une récompense : pour parler comme Kant, elle est essentiellement, inévitablement, hypothétique, et jamais, comme lui l’affirme, catégorique. Supprimez par la pensée ces conditions, l’idée de cette nécessité reste vide de sens : donc la nécessité morale absolue est forcément une contradictio in adjecto. Quand une voix commande, qu’elle parte du dedans de nous ou du dehors, il est simplement impossible qu’elle n’ait pas le ton de la menace, ou bien de la promesse : dès lors le sujet peut, selon les cas, faire preuve ici de sagesse ou de sottise : toujours il restera intéressé ; donc il n’aura pas de valeur morale. Le caractère inintelligible, absurde, de cette notion d’une nécessité morale absolue, mise ainsi à la base du système de Kant, éclate au milieu du système même, un peu plus tard, dans la Critique de la raison pratique : comme il arrive d’un poison introduit sous une forme déguisée dans un organisme, qui n’y peut demeurer et finit par sortir violemment et apparaître au jour. Cette nécessité morale si inconditionnelle finit en effet après coup par poser en postulat une condition à elle nécessaire, et même une condition multiple : à savoir une récompense, puis l’immortalité de l’être à récompenser, enfin un distributeur des récompenses. Et il le fallait bien, du moment qu’on faisait de la nécessité morale et du devoir la notion fondamentale de l’éthique : car ce sont là des notions rela-

  1. « For since it would be utterly in vain, to suppose a rule set to the free actions of man, without annexing to it some enforcement of good and evil to determine his will ; we must, whereever we suppose a law, suppose also some reward or punishment annexed to that law. » (On Understanding, etc.)