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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

motifs égoïstes auront seuls prise : tout ce qui pousserait à la pitié ou à la méchanceté sera non avenu ; un tel homme ne sacrifiera pas plus ses intérêts pour tirer vengeance d’un ennemi que pour aider un ami. Cet autre, très-ouvert aux pensées méchantes, bien souvent, pour nuire à autrui, n’hésitera pas à se faire le plus grand tort. Il y a de ces caractères qui se font une joie de songer qu’ils sont cause de la douleur d’autrui, au point d’oublier leur propre douleur, si vive qu’elle soit : « dum alteri noceat, sui negligens[1] » (Sénèque, de Ira, I, 1). C’est pour eux un plaisir, une passion, d’aller à un combat, où ils s’attendent à recevoir autant de blessures qu’ils en feront : leur a-t-on fait quelque mal, ils sont capables de tuer leur ennemi, et eux-mêmes après, pour fuir le châtiment : les exemples n’en sont pas rares. En regard, plaçons la bonté d’âme : c’est un sentiment profond de pitié, étendu à tout l’univers, à tout ce qui a vie, mais surtout à l’homme ; car à mesure que l’intelligence s’élève, grandit aussi la capacité de souffrir ; et les souffrances innombrables, qui s’attaquent à l’homme dans son esprit et dans son corps, ont des droits plus pressants à notre compassion, que les douleurs toutes physiques, et par là même plus obscures, de l’animal. Ainsi la bonté d’abord nous retiendra de faire tort à personne en quoi que ce soit, puis même elle nous excitera à aller au secours de tout ce qui souffre autour de nous. Une fois dans cette voie, un cœur généreux peut y aller aussi loin que peut faire, dans le sens contraire, un méchant, et pousser jusqu’à ce rare excès de bonté, de prendre plus à cœur le mal d’autrui que le sien propre, et de faire pour y remédier tels sacrifices, dont il aura plus à souffrir que ne souffrait son obligé. Et s’il s’agit de venir en aide à plusieurs personnes, à un grand nombre, au besoin c’est sa personne qu’il sacrifiera. Ainsi fit Arnold von Winkelried. Ainsi Paulin, évêque de Nole au cinquième siècle, au moment de l’invasion des

  1. « Qu’il puisse nuire aux autres, c’est assez, il oubliera tout. » (TR.)