Page:Schopenhauer - Le Fondement de la morale, traduction Burdeau, 1879.djvu/174

Cette page a été validée par deux contributeurs.
162
LE FONDEMENT DE LA MORALE.

d’ordre rationnel, après des combinaisons de notions : que peut-on espérer d’une pareille invention, quand pour les esprits grossiers les propositions générales et les vérités abstraites sont parfaitement inintelligibles, vu que pour eux le concret seul est quelque chose ; quand l’humanité entière, déduction faite d’une fraction imperceptible, a été et sera toujours grossière, le travail physique excessif qui, à la prendre en masse, lui est indispensable pour vivre, ne lui permettant pas de s’élever à la culture intellectuelle ? Au contraire, s’agit-il d’éveiller la pitié, d’ouvrir cette source, l’unique d’où jaillissent les actions désintéressées, de nous faire toucher cette base vraie de la moralité ? il n’est pas besoin ici de notions abstraites : l’intuition suffit, la connaissance pure et simple d’un fait concret où la pitié se révèle spontanément, sans que l’esprit ait à faire tant de démarches.

9. — Rien n’est plus propre à confirmer ces dernières idées que le fait suivant. En fondant l’éthique comme je l’ai fait, je me suis mis dans la situation de n’avoir pas, parmi tous les philosophes de l’École, un seul prédécesseur ; mon opinion, comparée à leurs théories, est même paradoxale : car plus d’un, ainsi les Stoïciens (Sénèque, De clementia, II, 5), Spinoza (Éthique, IV, prop. 50), Kant (Crit. de la R. pratique, p. 213, R. 257), ont justement pris la pitié à partie, l’ont blâmée. Mais en revanche ma théorie a pour elle l’autorité du plus grand des moralistes modernes : car tel est assurément le rang qui revient à J.-J. Rousseau, à celui qui a connu si à fond le cœur humain, à celui qui puisa sa sagesse, non dans les livres, mais dans la vie ; qui produisit sa doctrine non pour la chaire, mais pour l’humanité ; à cet ennemi des préjugés, à ce nourrisson de la nature, qui tient de sa mère le don de moraliser sans ennuyer, parce qu’il possède la vérité, et qu’il émeut les cœurs. Pour appuyer mon idée, je vais donc prendre la liberté de citer de lui quelques passages : d’ailleurs jusqu’à présent, j’ai été autant que possible avare de citations. Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, p. 91 (éd. des Deux-