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CONFIRMATION DU FONDEMENT DE LA MORALE.

« Cet homme est vertueux, seulement il ne connaît pas la pitié. » Ou bien : « C’est un homme injuste et méchant ; pourtant il est compatissant. » La contradiction saute aux yeux. — À chacun son goût ; mais pour moi, je ne sais pas de plus belle prière que celle dont les anciens Indous se servent pour clore leurs spectacles (comme font aujourd’hui les Anglais à la fin de leur prière pour le roi). Ils disent : « Puisse tout ce qui a vie être délivré de la souffrance ! »

5. — Il existe encore divers faits de détail, d’où l’on peut conclure que le vrai ressort moral, c’est la pitié. Par exemple quand on vole cent thalers, que ce soit à un riche ou à un pauvre, le fait est toujours une injustice : toutefois dans le second cas la conscience, et avec elle le témoin désintéressé, réclameront bien plus haut et s’irriteront bien plus vivement. Aristote déjà le dit : « δεινότερον δέ ἐστι τὸν ἀτυχοῦντα, ἢ τὸν εὐτυχοῦντα, ἀδικεῖν. » (« Il est bien plus grave de faire tort à un malheureux qu’à l’homme dans la prospérité. ») Problèm. xxix, 2. Les reproches de la conscience au contraire seront bien moins forts, moins forts même que dans le premier cas, s’il s’agit d’un préjudice fait à une caisse publique : une caisse publique ne peut être un objet de pitié. On le voit donc, ce n’est pas la violation du droit qui par elle-même provoque les reproches de la conscience et ceux des autres hommes ; c’est avant tout le mal que cette violation a causé à la victime. Sans doute cette violation seule, telle qu’elle se rencontre dans le cas précédent, de la caisse publique volée, excite la désapprobation de la conscience et celle du spectateur ; mais simplement parce qu’elle renverse la maxime, du respect dû à tout droit, maxime sans laquelle il n’est pas d’homme d’honneur : elle ne l’excite donc qu’indirectement, et avec moins de force. Si d’ailleurs cette caisse était un dépôt public, le cas serait tout autre : il s’agirait d’une injustice redoublée telle qu’elle a été définie ci-dessus, et même bien caractérisée. Les raisons que je viens d’analyser expliquent le grand reproche que l’on fait partout aux concussionnaires avides, aux coquins de loi, d’agripper le bien de la veuve et