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CONFIRMATION DU FONDEMENT DE LA MORALE.

sans l’ombre d’un droit, à leurs familles, à leur patrie, à la partie de la terre où ils étaient nés, pauvres nègres esclaves condamnés aux travaux forcés à perpétuité[1], persécutions incessantes contre les hérétiques, tribunaux d’inquisition dont les forfaits crient vengeance au ciel, nuit de la Saint-Barthélemy, exécution de dix-huit mille Hollandais suppliciés par le duc d’Albe, et tant d’autres crimes, tant d’autres : je crains bien que la balance ne fût emportée enfin ; mais non pas en faveur du christianisme. Et d’ailleurs, en général, que l’on compare l’excellente morale que prêchent la religion chrétienne et à des degrés divers toutes les religions, avec la conduite pratique des fidèles ; qu’on songe comment tout tournerait, si le bras séculier cessait d’arrêter les transgresseurs ; ce que nous aurions à craindre, si pour un seul jour les lois étaient toutes supprimées, et il faudra bien avouer alors que faible est l’action des religions, de toutes, sur les mœurs des hommes. De tout cela peut-être faut-il se prendre à la débilité de la foi. En théorie et tant qu’il s’agit de piété spéculative, chacun croit sa foi bien solide. Mais c’est à l’œuvre qu’il faut juger de nos croyances : une fois au pied du mur, et quand pour conserver sa foi, il faut se décider à des renoncements, à de grands sacrifices, c’est alors que l’homme laisse paraître la faiblesse de sa conviction. Un homme médite sérieusement quelque mauvaise action : c’est que déjà il a transgressé les limites de la vraie et pure moralité ; la première barrière qu’il rencontre ensuite, c’est l’idée de la justice et de la police. S’il réussit à la repousser, à espérer d’y échapper, la seconde barrière qui s’oppose à lui, c’est le respect de son honneur. Mais ce boulevard une fois franchi à son tour, il y a gros à parier que, sur un homme qui a triomphé de ces deux obstacles, les dogmes religieux auront peu de prise, qu’ils ne sauraient le détourner de son dessein. Quand un homme

  1. Aujourd’hui encore, selon Buxton, The African Slavetrade (1839), le nombre de ces malheureux s’accroît par an de 150 000 natifs de l’Afrique ; il y faut joindre 200 000 autres infortunés, que détruisent la razzia et le voyage.