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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

l’acte d’un pédant de philosophie ; ou elle aboutirait à un mensonge que l’agent se ferait à lui-même : étant donné un acte qu’il aurait accompli pour de certains motifs, il lui en attribuerait d’autres, moins nobles peut-être, et y verrait un produit de l’impératif catégorique et d’une notion en l’air, celle du devoir. Mais ce n’est pas seulement aux principes de morale qu’ont inventés pour le seul besoin de leurs théories les philosophes, c’est aussi à ceux que les religions ont établis en vue d’une utilité toute pratique, qu’il est difficile de reconnaître une efficacité marquée. En voici un premier signe : si diverses que soient les religions répandues sur la terre, on ne voit point que la moralité des hommes, ou pour mieux dire leur immoralité, varie dans une mesure correspondante ; au contraire, pour l’essentiel, elle en est à peu près partout au même point. Seulement, il faut prendre garde de ne pas confondre la grossièreté et la délicatesse avec la moralité et l’immoralité. Ce qu’il y avait de morale dans la religion des Grecs se réduisait à bien peu de chose : le respect du serment, voilà à peu près tout ; il n’y avait pas de dogme, pas de morale, prêchés officiellement ; et toutefois nous ne voyons pas que les Grecs, à tout prendre, en fussent moralement inférieurs aux hommes de l’époque chrétienne. La morale du christianisme est bien supérieure à aucune de celles qu’ait jamais connues l’Europe : mais d’aller croire que la moralité des Européens s’est élevée dans la même mesure, ou seulement qu’aujourd’hui elle dépasse celle des autres contrées, ce serait s’exposer à un mécompte ; car enfin, non-seulement on trouve chez les mahométans, les guèbres, les hindous et les bouddhistes, pour le moins autant de loyauté, de sincérité, de tolérance, de douceur, de bienfaisance, de générosité et d’abnégation que chez les peuples chrétiens ; mais en outre la liste serait longue des cruautés indignes de l’homme, qui ont été l’accompagnement du christianisme, croisades impardonnables, extermination d’une grande partie des habitants primitifs de l’Amérique, colonisation de cette partie du monde avec des hommes volés à l’Afrique, arrachés sans droit,