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PREMIÈRE VERTU : LA JUSTICE.

raisonnable qui ne mente sans le moindre scrupule. Tel est l’unique moyen de faire cesser cette contradiction choquante entre la morale telle qu’on la professe, et la morale telle qu’on la pratique tous les jours, même parmi les hommes les plus sincères et les meilleurs. Bien entendu, il faut restreindre rigoureusement la permission, comme je l’ai fait, au cas de légitime défense ; autrement la théorie souffrirait les plus étranges abus : car il n’est pas d’arme plus dangereuse que le mensonge en lui-même. Seulement, de même que malgré la paix publique[1], la loi permet à tout individu, de porter des armes et de s’en servir, au moins dans le cas de légitime défense ; de même aussi, dans le même cas, dans celui-là seul, la morale nous concède le recours au mensonge. Ce cas mis à part (le cas de légitime défense contre la violence ou la ruse) tout mensonge est une injustice ; la justice veut donc que nous soyons sincères avec tout le monde. Quant à condamner par un arrêt absolu, sans exception, et portant sur l’essence même de la chose, le mensonge, une première remarque nous en détourne déjà : c’est qu’il y a des cas où c’est même un devoir de mentir ; ainsi pour les médecins ; c’est encore, qu’il y a des mensonges sublimes : tel celui du marquis Posa dans Don Carlos[2], celui de la Jérusalem délivrée, II, 22[3], et en général tout ceux par lesquels un innocent prend sur lui la faute d’autrui ; c’est enfin que Jésus-Christ

  1. Landfrieden, résolution de la diète de Worms (1455), qui a aboli le droit de diffidation, et imposé une trêve universelle aux princes allemands entre eux. (TR.)
  2. Voir le Don Carlos de Schiller, acte V, scène iii. Don Carlos aime sa belle-mère, la reine d’Espagne ; le roi Philippe soupçonne cet amour, et le suppose moins pur qu’il n’est. Le marquis de Posa, qui rêve d’une grande réforme libérale, et qui pour la réaliser a mis son espérance dans son élève et son ami Don Carlos, voit l’infant perdu si ces soupçons se confirment. Alors dans une lettre qu’il fait surprendre, il s’accuse d’être le vrai coupable, celui qui aime la reine. Le roi le fait assassiner. (TR.)
  3. C’est le mensonge de la jeune Sophronie qui pour sauver les chrétiens, s’accuse à Aladin, tyran de Jérusalem, d’avoir ravi dans une mosquée une image de la Vierge que les musulmans y avaient transportée. (TR.)