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LE FONDEMENT DE LA MORALE DE KANT.

en vue d’une fin étrangère. Sans doute, à prendre les choses en toute rigueur, ce serait plutôt en apparence qu’en réalité, que Kant aurait banni de la morale le souci du bonheur. Il conserve en effet entre la vertu et le bonheur un lien mystérieux, par sa théorie du souverain bien : il y a un chapitre isolé et obscur de son livre où ces deux choses se réunissent, tandis qu’au grand jour, la vertu traite le bonheur en étranger. Mais cette réserve faite, chez Kant, on doit le dire, le principe de la morale est indépendant de l’expérience et de ses leçons ; il est transcendental, métaphysique. Kant reconnaît que la conduite de l’homme a une valeur supérieure à tout ce qu’atteint l’expérience ; c’est par là seulement qu’on peut jeter un pont jusqu’à ce monde qu’il appelle intelligible, mundus noumenon, monde des choses en soi.

La gloire qu’a conquise l’éthique de Kant, elle la doit, sans parler de ses autres mérites dont j’ai déjà touché un mot, à la pureté et à la noblesse morale de ses conclusions. La plupart n’en ont pas vu davantage, ils ne se sont guère souciés d’en examiner les fondements : c’est qu’en effet c’est là une œuvre très-compliquée, abstraite, d’une forme extrêmement artificielle : Kant y a naturellement mis toute sa subtilité, tout son art des combinaisons, pour donner au tout un air de solidité. Par bonheur, il a traité cette question du fondement de l’éthique, en la séparant de son éthique même, dans un ouvrage spécial, le « Fondement de la métaphysique des Mœurs » : le sujet de cet ouvrage est donc celui même qui nous est proposé. Il y dit en effet ceci, p. XIII de la préface[1] : « Le présent ouvrage ne comprend rien de plus que la recherche et l’établissement du principe dernier de toute moralité : ce qui constitue déjà une œuvre à part, et, grâce au but poursuivi, un tout bien distinct de toute autre étude concernant les mœurs. » Dans ce livre, nous trouvons un exposé de ce qu’il y a d’essentiel dans son éthique, le plus systématique, le plus lié et le plus précis qu’il nous en ait donné. Un autre mérite propre à ce livre, c’est qu’il est la plus ancienne de ses œuvres

  1. Édition de 1792. — (TR.)