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PREMIÈRE VERTU : LA JUSTICE.

juste, sans parler de ce sentiment de l’injustice endurée, de la violence soufferte, qui accroît encore la douleur : aussitôt naît en elle cette maxime : « neminem læde », et ce commandement de la raison s’élève jusqu’à devenir une résolution ferme, durable, de respecter le droit de chacun, de ne se permettre aucune agression contre le droit, de se garder pour n’avoir jamais à se reprocher la souffrance d’autrui, enfin de ne pas rejeter sur autrui, par ruse ou par force, le fardeau et les maux de la vie, quelque lot que nous imposent les circonstances ; de porter notre part, pour ne pas doubler celle des autres. Sans doute, les principes, les idées abstraites, ne sont en général point la source vraie de la moralité ; ils n’en sont pas la vraie base ; pourtant ils sont indispensables à qui veut vivre selon la morale : ils sont le barrage, le réservoir[1], où quand s’ouvre la source de la moralité, source qui ne coule pas sans cesse, viennent s’amasser les bons sentiments, et d’où, l’occasion venue, ils vont se distribuer où il faut par des canaux de dérivation. Il en est des choses morales comme du corps, sujet de la physiologie, en qui l’on voit, par exemple, les vésicules du fiel, réservoir de la sécrétion du foie, jouer un rôle indispensable, pour ne pas citer bien d’autres cas semblables. Sans des principes solidement établis, dès que nos instincts contraires à la morale seraient excités par des impressions extérieures jusqu’à devenir des passions, nous en deviendrions la proie. Savoir se tenir ferme dans ses principes, y rester fidèle, en dépit de tous les motifs contraires, c’est se commander soi-même. C’est ici la cause pourquoi les femmes, dont la raison plus faible est moins propre à comprendre les principes, à les maintenir, à les ériger en règles, sont communément bien au-dessous des hommes pour ce qui est de cette vertu, la justice, et par suite aussi, de la loyauté et de la délicatesse de conscience ; pourquoi l’injustice et la fausseté sont leurs péchés ordinaires, et le mensonge leur élément propre ; pourquoi, au contraire, elles

  1. En français dans le texte. (TR.)