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Ceux qui ont étudié l’Inde savent qu’il est impossible d’écrire une histoire historique de ce pays qui soit puisée aux sources indiennes mêmes. Ce n’est pas que les documents manquent, au contraire ; nul pays ancien, pas même l’Égypte et la Chine, n’en a autant que l’Inde, Mais c’est tout comme s’il n’y en avait pas, car personne ne réussira à classer chronologiquement et à replacer dans la réalité les données historiques contenues dans le Véda, dans les Brâhmanas, dans les Sûtras, dans les Purûnas et dans les Itihâsas, ces récits des choses qui sont arrivées suivant l’étymologie du mot[1]. Les brâhmanes se sont si bien pris pour délayer, pour brouiller et pour confondre dans un océan de fables, de contes et de légendes tout ce qui est arrivé dans l’Inde depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’avènement des Européens, que les évènements les plus divers y apparaissent, avec la même physionomie, sur le même plan ou du moins dans une perspective d’une monotonie aussi assommante que factice. Privée de la sorte de tout enseignement viril, de toute instruction réelle et positive, la nation indienne a perdu, on peut le dire, le sentiment du mouvement des choses humaines ; elle marche comme dans un rêve perpétuel, et, somnambule sui generis, elle ne sent pas le mal que fait peser sur elle le joug du régime des castes[2].

Elle s’y complaît au contraire. Le contentement de tout Indien de sa caste et du métier qui est celui de sa caste, est complet. Chacun dans l’Inde, rappelons ce témoignage de Jacquemont, se vante de sa caste, même de la plus basse, comme un brâhmane se vante d’être brâhmane[3]. On a vu que le Mahâbhârata dit : « le çûdra se plaît à être çûdra, etc. » Une preuve d’ailleurs, bien faite pour convaincre les plus sceptiques, c’est que les Indiens ne cessent de renforcer le système, en ce qu’ils augmentent le nombre des associations fermées. Au temps de Renouard de Sainte-Croix, au commencement de ce siècle, le domestique d’une famille se classait par trente et quarante catégories[4]. Voilà pour une seule sous-caste. Quant aux sous-castes mêmes, le nombre dans le pays de Pondichéry n’en est pas moins de soixante-un[5], et dans la

  1. On sait que le mot itihâsa est composée de iti+ha+âsa (3 p. du parf. de as) et signifie par conséquent « voilà qui est arrivé » ou « ainsi il est arrivé ».
  2. Qu’on songe ce qui serait advenu aux peuples de l’Europe et ce que serait notre état social, si nous ne connaissions l’histoire de notre race que par des compositions écrites comme les drames historiques de Shakspeare, où non-seulement les événements ne se produisent pas dans l’ordre chronologique comme ils se sont successivement développés en fait, mais où l’auteur prodigue encore toute son habileté à voiler le caractère des personnages, et à dissimuler la couleur des événements jusqu’à les dénaturer. Le procédé du poète anglais n’est autre que celui des brâhmanes ; mais comme Shakspeare est unique, comme d’ailleurs il n’a traité de la sorte qu’une petite partie de l’histoire, et comme cette partie se réduit au surplus à une partie de l’histoire d’une petite partie de l’Europe, la méthode du grand dramaturge est restée sans influence aucune sur l’esprit général de la race européenne.
  3. Jacquemont, Voy. dans l’Inde, I, 158, 281.
  4. Voyage aux Indes orientales, I, p. 69.
  5. Ethnogr. drâvid. l. c. p. 118. — Il s’agit de tables de recensement dressées en 1791, 1804, 1840 et plus récemment, conservées aux archives de Pondichéry.