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sans parler des Essais, elle a publié des vers de Ronsard d’après un manuscrit de son invention. Cet acte qui, on l’a dit, constitue une véritable supercherie littéraire[1] lui a été dicté par sa piété envers le grand poète. Elle a cru bonnement qu’en rajeunissant de son propre chef et sans l’avouer les vers de son maître en poésie, elle lutterait contre l’injuste oubli où elle voyait tomber son œuvre. Mais elle a confié son projet à Colletet qui s’est révolté et qui, poussé par une très légitime indignation, a dévoilé ce bizarre procédé de sauvegarder la réputation d’un mort[2].

  1. Cf. P. Bonnefon, Une supercherie de Mlle de Gournay, (Revue d’histoire littéraire de la France, 1896, p. 71). Le Dr Payen, avec son habituelle sobriété, avait déjà indiqué la pieuse fraude dans le Bulletin du bibliophile, quatorzième série, 1860, p. 1292, et quinzième série, 1862, p. 1310.
  2. Colletet, dans la vie de Pierre de Ronsard extraite de son histoire des Poëtes français et publiée par Prosper Blanchemain dans ses Œuvres inédites de P. de Ronsard (Paris, 1856), raconte toute cette scène en détail ; je n’en cite ici qu’un fragment :« A ce propos il faut que je dise que je n’ay jamais approuvé le bizarre dessein de Marie Le Jars de Gournay, qui avoit entrepris de corriger les plus nobles poésies de Ronsard, pour les adoucir, disoit-elle, et les accomoder à notre style. Et de faict, elle eut la hardiesse de mettre les mains sur celles-cy et de les publier mesme avec quelques autres œuvres, précédées d’un avertissement par lequel elle donnoit advis au lecteur qu’elle avoit heureusement trouvé un exemplaire de tous les œuvres de Ronsard, revues et corrigées par l’autheur et de sa main propre ; ce qui estoit absolument faux, comme elle me l’advoua elle-mesme, en me donnant cet eschantillon d’œuvres corrigées. Aussy luy dis-je dès lors que tant qu’il resteroit un Colletet au monde, on sçauroit par luy l’erreur et la vanité de cette supposition. » Sous le titre de Remerciement au Roy, Marie de Gournay a publié avec une brève introduction la harangue de très-illustre et très-magnanime prince François Duc de Guise aux soldats de Mets, le jour de l’assault, de Ronsard. Ce remerciement au Roi Louis XIII qui l’a secourue et protégée est de 1624. Voici avec quelle impudence ingénue Mademoiselle de Gournay présente son faux au roi : « Passionnée que je suis au respect de la mémoire de ces excellens genies anciens et nouveaux en la splendeur desquels le ciel a communiqué à la terre un des rayons de sa puissance et de sa gloire, et caressant leurs sepulchres de tout mon soing ; je viens de recueillir un thresor aux pieds de celuy de Ronsard. C’est, Sire, une vingtaine des plus riches pièces de son livre, entre autres, ceste-cy, les Hymnes des quatres saisons, l’Equité des anciens gaulois, Genevre, l’Ode de l’Hospital : qu’on m’asseure avoir esté n’agueres trouvées en son cabinet, esgarées parmy de vieux papiers, et corrigées de sa dernière main. Je presente donc ce poëme à vostre Majesté, et range les deux exemplaires vieil et nouveau teste à teste : non tant afin de montrer ce que peut valoir l’amendement, que pour reprocher l’insolence des ennemis de la mémoire de ce poëte ; de s’amuser à faire tant de bruit pour quelque manquement de versification, seul deffaut de ses œuvres : et lequel il a aussi facilement reparé quand il luy a pieu, aux pièces que j’ay recouvrées que facilement, à mon advis, il s’est résolu de le negliger aux autres. » Marie de Gournay s’est bornée à imprimer une seule de ces « pièces recouvrées » comme elle dit, et c’est peut-être bien Colletet, qui s’en flatte, qui l’aura découragée.