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fin du chapitre xvii du deuxième livre[1]. En 1635, dans l’édition faite sous les auspices de Richelieu et dédiée au Cardinal, Marie de Gournay a modifié cet éloge[2]. Quelle est la cause de cette tardive et soudaine modestie ? Faut-il voir dans cette deuxième version la véritable forme de l’éloge que Montaigne lui décerne ? Que son père d’alliance ait parlé d’elle avec complaisance, c’est probable et presque certain[3]. Mais les termes excessifs dont il

  1. « J’ay pris plaisir à publier, en plusieurs lieux, l’esperance que j’ay de Marie de Gournay le Jars, ma fille d’alliance, et certes aymee de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppee en ma retraite et solitude comme l’une des meilleures parties de mon propre estre : je ne regarde plus qu’elle au monde. Si l’adolescence peult donner presage, cette ame sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre aultres, de la perfection de cette tres-saincte amitié, où nous ne lisons point que son sexe ayt peu monter encores : la sincérité et la solidité de ses mœurs y sont desjà bastantes ; son affection vers moy, plus que surabondante, et telle, en somme, qu’il n’y a rien à souhaiter, sinon que l’apprehension qu’elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans ausquels elle m’a rencontré, la travaillast moins cruellement. Le jugement qu’elle feit des premiers Essais, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier ; et la vehemence fameuse dont elle m’ayma et me desira longtemps, sur la seule estime qu’elle en print de moy, longtemps avant m’avoir veu, sont des accidents de tres-digne consideration. »
  2. « J’ay pris plaisir à publier en plusieurs lieux, l’esperance que j’ay de Marie de Gournay le Jars ma fille d’alliance : et certes aymee de moy paternellement. Si l’adolescence peut donner presage, cette ame sera quelque jour capable des plus belles choses. Le jugement qu’elle fit des premiers Essays, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier, et la bienveillance qu’elle me voüa, sur la seule estime qu’elle en print de moy, long-temps avant qu’elle m’eust veu, sont des accidents de tres digne consideration. »
  3. L’exemplaire des Essais annoté par Montaigne et sur lequel ont été rapportées des notes de l’exemplaire de Bordeaux, l’exemplaire même dont s’est servi Mademoiselle de Gournay est perdu. Les Essais de 1588, augmentés de différentes couches de notes de Montaigne, qui se conservent à la bibliothèque de Bordeaux, portent à la fin du chapitre xvii du deuxième livre une addition relative à M. de la Noüe qui est imprimée dans l’édition de Mlle de Gournay. Après cette phrase de la main de Montaigne l’exemplaire de Bordeaux porte une croix, que M. Cagnieul, paléographe distingué et grand connaisseur de l’œuvre de Montaigne, estime autographe. Cette croix indique un renvoi. Voilà tout ce qu’on peut affirmer. L’auteur a donc ajouté quelque chose à ce chapitre xvii. Je croirais volontiers qu’il y a ajouté l’éloge ou mieux un éloge de Mademoiselle de Gournay. Mais rien ne prouve que la leçon de l’édition de 1595 soit la scrupuleuse transcription d’une addition de l’auteur des Essais. Dans le tome second de l’édition « municipale » des Essais (Bordeaux, 1909) M. Strowski fait suivre la publication de l’éloge de Mademoiselle de Gournay de la note suivante : (p. 449, no 2). « Ce paragraphe n’existe plus dans le manuscrit. Mais il y a, après le mot tres exparimanté, un signe de renvoi. En outre, la marge est fortement maculée. On peut donc supposer que Montaigne avait collé sur la page le « brevet » aujourd’hui perdu qui contenait l’éloge de Mademoiselle de Gournay. Notons que dans la préface de l’édition de 1595, Mademoiselle de Gournay parle avec quelque embarras de cet éloge et elle le modifie et l’abrège dans l’édition de 1635. »

    Je ne puis pas voir l’embarras auquel M. Strowski fait allusion ici. Les termes dont Marie de Gournay se sert pour parler de son éloge dans la préface de 1595 ne justifient pas ce jugement. Voici le passage visé par le savant éditeur de Bordeaux : « Lecteur, n’accuse pas de temerité le favorable jugement qu’il a faict de moy : quand tu considereras en cet escrit icy, combien je suis loing de le meriter : Lors qu’il me loüoit, je le possedois : moy avec luy, et moy sans luy, sommes absolument deux. »