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D’UN CROCODILE.

garrotté, prisonnier et commensal des Hommes ! On me transféra dans la grande ville d’El-Kahiréh, que les infidèles nomment le Caire, et je fus provisoirement logé chez un consul étranger. Le tintamarre de la bataille des Pyramides n’était pas comparable à celui qui se faisait dans cette maison, où l’on se battait aussi, mais à coups de langue. On s’y chamaillait du matin au soir ; et comme on pérorait beaucoup sans pouvoir s’entendre, j’en conclus qu’il était question de la question d’Orient ! Et pas un Crocodile pour mettre les dissidents d’accord en les croquant tous !

« Le matelot qui s’était emparé de moi, ne me jugeant pas digne d’être offert à M. Geoffroy-Saint-Hilaire, me vendit à un saltimbanque après notre arrivée au Havre. Ô douleur ! les mâchoires engourdies par le froid, je fus placé dans un vaste baquet, et exposé au stupide ébahissement de la foule. Le saltimbanque hurlait à la porte de sa baraque : « Entrez messieurs et mesdames, c’est l’instant, c’est le moment où cet intéressant animal va prendre sa nourriture ! » Il prononçait ces mots avec une conviction si communicative, et d’un ton si persuasif, qu’involontairement, en l’entendant, j’écartais les mâchoires pour engloutir les aliments promis. Hélas ! le traître, craignant de mettre mes forces au niveau de ma rage, me soumettait à un jeûne systématique.

« Un vieil escompteur, qui avait avancé quelques sommes au propriétaire de ma personne, me tira de cet